Vacances Philou au Laos

A chacun les siennes !

7/9/71 Bangkok (page 206). On atteint sur l'aéroport de Bangkok une chaleur... tropicale : 40°. Pas le temps de visiter, c'est la course aux renseignements, chacun de son côté. Francine s'est décidée pour Chiang-Maï, la rose du Nord, en Thaïlande du Nord, sur les conseils enthousiastes de notre nouveau manager.

Moi, je n'ai que le Laos en tête, Zabo m'en a tellement parlé (voir 1er voyage à Tokyo en 1964 ) et pour de nombreux voyageurs, la véritable Asie, c'est là paraît-il. Pour y aller, c'est pas si simple, j'apprends que le Mékong déborde sur la piste d'atterrissage de Vientiane que les vols sont interrompus. Reste l'autobus ou le train. Pour l'autobus, on ne sait rien de sûr, quant au train, il s'arrêtait hier à 30 km du terminus. Ça me plaît cet imprévu.


    A 5h 30 du matin, on se quitte, nos trains sont à 6 h. " Qu'est-ce que ça te fait, toi, de me quitter ?" Ma voix s'étrangle, émotion, sommeil ? : "J'sais pas, j'réalise pas bien... je te dirais cela au retour... et n'oublie pas le 27, rendez-vous ici, chez Michèle." On se serre, je lui glisse à l'oreille "Amuse-toi bien, Francine. -Toi, j'ai pas besoin de t'le dire..." Les yeux mouillés, happé par un taxi, je me sens tout con, heureux de ma liberté toute neuve, une sourde inquiétude m'envahit tout de même… et si Francine tombait amoureuse d'un autre mec ?


Vacances Philou

    C'est André, notre copain de Montréal, qui rigolerait bien s'il me voyait planté là, luis qui prépare ses voyages un an à l'avance ! Des thaïs me bousculent, éternel sourire en bandoulière, chacun se marchande un vélo-pousse dans cet étrange langage qui râpe la gorge, tons subtils, encore différents de ceux du cantonnais ou du vietnamien, toute une musique...J'aime bien ne rien comprendre...autour de moi, une forme d'isolement, de liberté... Deux filles en "sinh" arrivent de la capitale et retournent au village, un transistor et une valise "design" en plastique ; elles ramènent un paquet de dollars, quelques "mots clé" américains, mais, avec en prime, certainement une bonne quantité de microbes..!

Arrêt buffet, il est 7 h. Sur un tréteau brinquebalant, une énorme brochette de demi-poulets rôtis saupoudrés d'épices rouges. A côté, des mangues vertes et salées, des mangoustans, des papayes. Je ne sais comment et à quelle heure j'arriverai à Vientiane, mieux vaut se caler les côtes.

C'est en vélo-pousse, avec un Suisse abandonné là, lui aussi et après avoir fait rigoler pas mal de monde sur notre passage, qu'on est arrivés à Nong-Kaï, village frontalier Thaï en bordure du Mékong. De l'autre côté c'est Tha-Deua, au Laos : même langue, même écriture, même peuple. L'immigration, avec un baise-en-ville et de l'argent en poche : de la rigolade ! un tampon, un autre, les vaccins, je sors de la barraque en bois...

Là, je suis figé, ébahi ... " Mais... va falloir traverser tout ça ? et y'a pas d'pont ! " A perte de vue ou presque, les eaux défilent, rapides, sauvages ; racines lavées, bambous, arbres entiers, branchages feuillus à demi immergés arrachés à la Chine, voir au Tibet. Toute cette mascarade passent à la vitesse d'un solex, s'éloignent, et disparaissent.

Des masses d'eaux limoneuses, jaunâtres viennent bouillonner rageusement le long de la berge. Un défilé permanent, perdu dans la fin des temps, immortel : une mer en vadrouille…

Notre barque est là, ridicule, on saute, à l'intérieur, ballottés comme des mégots, les dix personnes, toutes du pays, enfoncent l'embarcation ce qui accentue la poussée du formidable courant… la corde se tend de plus en plus…  On n'en mène pas large…

De toute la puissance de son diesel, on lui fait face, on se contente de surplace, non, on se déplace un peu… latéralement, on quitte le ponton. La barque s'éloigne du ponton en conservant une diagonale savante, quelle maîtrise !

En face, un minuscule trait vert hérissé de palmiers, de 800 m à 1km d'après ma carte, - C'est là-bas le Laos..!  Les deux "marins" n'ont pas l'air de s'en faire, ils plaisantent avec les passagers. Les poulets dans leurs cages se sont tus. Je ne peux m'empêcher d'imaginer... et si le diesel tombait en panne ? Mais c'est un réflexe d'occidental… "Laisse tomber, tu vois bien, tout les passagers rigolent…" me dit le Suisse !


Au Laos

Une demi-heure plus tard on accoste à Tha-Deua: "Poste frontalier de douanes françaises", en dessous, je suppose, la même inscription en caractères laotiens. Dans un baraquement en bois identique à celui posé sur la rive thaïlandaise, bonhomme, le fonctionnaire laotien me fait un grand sourire, il voit mon passeport bleu :  " Vous c'est musicien ? Quel instrument ?... " Je lève ma guitare.

Des taxis sont là, héroïques 4 CV de l'après-guerre, fils de fer, ficelles, rien n'y manque, si, les amortisseurs ! On évite même plus les nids-de-poules… encore 20 km. A gauche, on longe le Mékong, brillant. La nuit s'est faite, brutale. Dans les phares apparaissent des bornes kilométriques départementales Michelin, ça fait tout drôle cette présence française au bout du monde.

Le taxi m'a amené directement à l'hôtel "Constellation", sans doute qu'il a la pièce. Les kips en main, l'œil goguenard, complice : " Vous c'est tac-tac ? pou-sao ? (jeune fille). - Merci, pas ce soir, fatigué.

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 L'arrivée à Vientiane  

7 septembre 71 Décidément, ça me plaît Vientiane.! Vientiane la nonchalante, une ville qui s'étire paresseusement au bord du fleuve, une seule route, maisons sur pilotis, planches disjointes pour capter la fraîcheur du soir. A l'approche du centre, un jardin muré sépare la route en deux. Eucalyptus, flamboyants, bananiers enveloppent une imposante pagode. Des robes safrans sèchent au soleil.

Une capitale en vacances, qui flâne, les pieds dans l'eau, qui goûte la langueur du temps qui passe. "Bon péniang" (rien n'a d'importance !), ici, tout est imprégné de bouddhisme, on tolère beaucoup : les chinois qui tiennent tous les restaurants, les quincailleries, et les épiceries, les vietnamiens qui ont le monopole des bijouteries et on laisse les indiens siks posséder tous les commerces de soieries. Quand aux laotiens, ils tiennent l'administration. Les paysans, eux, se regroupent tout le long du fleuve nourricier…

A l'Hôtel Constellation, j'ai vite été réveillé par les allées venues dans le couloir de l'hôtel, cri en cascade, rigolade de gamines. La soif de découvrir et l'envie de dévorer mes vacances m'ont rapidement sorti du lit

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  Photo prise en bas de l'Hôtel constellation !

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Tout d'abord, j'ai cherché le centre de la ville et puis après m'être aventuré quelques centaines de mètres, je longe une mare boueuse. Là, paisibles, deux buffles gris se vautrent au milieu des lotus en balançant leurs longues cornes, l'air ensommeillé. Dans une autre direction : une berge, un arroyo, des nénuphars. De l'autre côté : des cabanes sur pilotis, de l'eau tiède où gigotent des petits corps nus, les sinhs trempés moulent les hanches minces des femmes, une barque plate ondule mollement, son pêcheur endormi...

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Après l'avoir cherché, je me suis rendu compte que mon hôtel se trouvait en plein centre !! Finalement, Vientiane n'est qu'un grand village, d'après mon atlas : un village de 250.000 habitants ! En réalité , j'apprendrai plus tard qu'elle compte près de 400.000 à cause des réfugiés fuyant les bombardements américains sur le nord-Laos. Ces renseignements me seront donnés plus tard par Jacques Lemoine, l'ethnologue spécialiste des tribus du Nord-Laos, qui m'offrira plus tard une cabane au dessus du Mekong !!

Retour à l'hôtel, allons en direction du Mékong. Un feu rouge, des poules, des canards égarés dans le quartier des Ambassades. Elles représentent tous les pays, même celles d'Hanoï et de la Chine populaire, anciennes maisons coloniales, un peu délabrées, désuètes, splendeurs d'un autre temps, vestiges du colonialisme. L'herbe envahit les trottoirs, chiens et chats se bagarrent sur un tas d'ordures : les guerres n'ont d'autres causes qu'économiques !

Trois petits cochons noirs viennent de traverser la rue d'un trait, une bande de gamins à leur poursuite... L'école de médecine, l'école d'administration et la faculté de droit  rappellent que l'on est dans une capitale. Encore une pagode, des bourdonnements de prières se mêlent aux senteurs d'hibiscus, puis ce fascinant, ce gigantesque défilement d'eau : le Mékong.


Rencontre d'un coopérant.

C'est devant le Centre Culturel Français que j'ai rencontré Renaud Laurent, architecte coopérant, amoureux du Laos. Renaud m'a tout de suite proposé de planter ma tente chez lui. On a pris un taxi : 50 kips : prix unique pour toutes les courses à l'intérieur de Vientiane. Change officiel : 600 kips pour un US $, change parallèle : 820 kips. "Si mouong", à l'entrée de la ville : un portail, une planche franchit une mare de boue, un énorme palmier ombrageux, c'est là. Pour les voisins, c'est la maison du "pha lang" (français).

J'ai vu tout de suite aux regards curieux et intéressés qui s'infiltraient dans l'entrebâillement de la porte que cette maison n'était pas une maison comme les autres... -Mais, en face... ces cabanes...ces nenettes qui glandouillent... Tiens y'en a une qui s'marre, elle t'appelle... - Toutes ces petites cabanes en bois, en face , sont des bordel. - Mais pourtant, la pagode est là, à deux pas, et le quartier des ambassades à 300m...  - Ici, tout s'interpénètre, tu verras, on s'y fait très vite !

Il fait chaud, le planchez craque; sur le grillage des fenêtres, accrochés au plafond, les margouillas, roses, lèchent au passage quelques moustiques en s'accompagnant de minuscules cris d'oiseaux. Sous l'eau tiède de la douche, on respire quelques instants avant d'ouvrir un camenbert et une bonne bouteille, le brassage du ventilo ronronne, mollement.

Un lointain coup de sifflet... Quelques minutes plus tard : C'est l'envahissement, ça courre partout, l'une tient son "sinh" qui ne lui cache plus qu'un sein, quatre ou cinq filles s'emparent de notre maison avec des cris de pucelles éffarouchées. -T'affoles pas, c'est l'heure du couvre-feu, il doit être minuit, elles ont peur de la police, alors elles se planquent chez moi à chaque fois qu'il y a une ronde, c'est comme ça, après, elles retournent jouer aux cartes.

Renaud maison pha lang legende

Des vraies gamines, faut dire que la plus vieille avait peut-être 22 ans. Deux d'entre elles ont fouillé dans la pile de disques pendant que les autres se sont précipitées sur le frigidaire pour boire du sirop de menthe à même le goulot !! L'une d'elles s'est adressée à Renaud en laotien, me montrant du doigt.  " Elle me demande, si tu es un nouveau "pha lang" coopérant... et pourquoi tu es là, et combien de temps tu vas rester. Je crois que tu l'intéresses…

Il reprend : " A Vientiane, il y a des petits bordels partout, on y va pour un oui pour un non, comme on va au bistro en France ; les soirs de paie, il y a foule et puis le 15 du mois, les filles attendent, jouent aux cartes… On ne parle jamais d'argent avant, pour une nuit, elles demandent 4 000 kips pour les américains et 2 000 pour les Français...

Dans les petits bordels pour laotiens, ceux où l'on attrape le moins de microbes, c'est 600 kips  pour 20 mn ou plus… à peine un dollar : ceux là sont recommandés par les toubibs ! (sic.)

- Mais... les maquereaux...? - Non, pas chez les Laotiens, c'est un peuple qui n'a absolument pas la notion du profit : quand tu manques d'argent ou autre : tu entendras très souvent : "bon péniang" ! Toutefois depuis que les Américains sont à Saïgon, de jeunes vietnamiens, planqués, sont passés au Laos pour échapper au service militaire, certains essaient de faire travailler les filles à leurs profits mais ça n'marche pas, les laotiennes ne sont pas éprises d'argent, choisissent leur mec, si tu ne leur plais pas : elles refusent. Tu verras...


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La rue devant chez Renaud


" Mœurs et mode d'emploi en usage au Laos"

Pendant ce cours véritable sur les "Us et Coutumes du Laos", toutes se sont envolées… dans le silence, les grillons distillent la lourdeur de l'air... " Mais dis-moi... elles ne restent pas là de temps en temps ?... - Elles font ce qu'elles veulent, elles couchent avec moi si elles en ont envie… ".

Les yeux bleus de Renaud pétillent de malice, il reprend : " Je ne pense pas les obliger en acceptant de leur faire bénéficier des avantages que nous donne la coopérative de la mission française, chaque semaine, elles n'oublient jamais la liste ! C'est toujours l'intérêt, le plaisir et le jeu à la fois.

A Vientiane, tu peux coucher avec presque toutes les filles à condition que tu sois le plus discret possible, c'est la règle. Pas de morale chrétienne, pas de notion de "péché de chair", pouah ! Pas de tabou sexuel comme en Europe : l'amour ça s'échange toujours avec quelque chose et comme elles aiment ça, tout le monde y trouve son compte !

- Mais pourquoi cette discrétion nécessaire dont tu parles ? - Pour ne pas perdre la face vis-à-vis de la copine, même les filles qui attendent dans les bordels sont jalouses quand tu veux coucher avec la copine, c'est signe que tu n'as pas été satisfait, elle perd la face."

Comme l'avait deviné Renaud, j'ai eu plusieurs fois la visite de cette petite laotienne. Elle est rentrée comme ça dans ma chambre, sans frapper, c'est tellement plus simple. Inoubliable sansation, l'impression de renouer ce contact érotique avec celui de mon passé à Hong-Kong... Diana puis Mavis avait laisssé leurs empreintes...


On rigole bien à l'école...

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 Des lycéennes viennent visiter le "Phalang" : Renaud . Jupes bleues, corsages blancs, 20, 21 ans, elles sont en terminale, des copines de leur classe sont mariées, certaines ont des enfants.

Le lendemain, je fais la connaissance d'un coopérant français prof de sciences naturelles au Lycée français :  "Tu parles, ça ne fait que rigoler dans la classe. Ils veulent bien aller à l'école, mais ne veulent rien apprendre, ça les ennuie, chaque fois que tu entres dans la classe, c'est le fou rire convulsif, les dessins au tableau sont parmi les meilleurs moments de la journée, quand tu en interroges un : ils répondent tous à la fois, ils s'entraident.

Pour t'amener un livre ou un cahier, les filles s'agenouillent.  Leur poser des questions de cours ? Non ! Non ! Une chanson alors ? "Oui ! Oui" ! Là, elles sont ravies, les filles adorent chanter, elles forment des petits groupes, se montrent leurs bracelets, elles ont chaud et s'éventent avec leur cahier."     

Il continue, passionné : Il est très délicat d'interroger un garçon seul ; s'il ne sait pas, toutes les filles rigolent, il perd la face et il ne travaille plus du tout.

Tiens ! tu ne connais pas la coutume ? quand tu débarques de France, à la rentrée, ta furure classe se cotise pour t'amener dans un petit bordel laotion. Bien sûr, tu n'est pas au courant, c'est la surprise. Tous les élèves sont là, assis dans l'herbe, bavardent devant les cabanes sur pilotis en t'attendant ; une demi-heure plus tard, quand tu ressors, la "pou sao" (jeune fille) qui t'as fait l"amour t'accompagne sur la balustrade et raconte ton comportement viril, tout se passe en laotien naturellement et c'est des rigolades à n'en plus finir... Mais là , tu es jugé pour l'année...


Renaud, intarissable : ..."C'est chaleureux ce manque total de téléphone à Vientiane. Pour aller voir un copain, eh bien ! on y va... Les maisons sont toujours ouvertes, le pastis toujours au frais. A ton arrivée, l'administration t'indique ta maison, on te présente le cuisinier et la hama de ton prédécesseur. Les refuser c'est les mettre à la rue…


Respecter les règles coutumières....

La question première du coopérant fraîchement débarqué est souvent la suivante : " Combien sont-ils payés ?"  on vous répond : " 10.000 kips par mois" (environ 66 F au marché parallèle). Invariablement le nouveau phalang va donner 15 000 kips à chacun...

La semaine suivante, inévitablement, la maison est envahie par la bonne de la hama qui vient avec le cousin, la grand-mère suivie d'un chapelet d'enfants... Une seule solution bien connue de tous les anciens d'Indochine : toujours donner l'argent au cuisinier chinois, lui seul saura distribuer en respectant les règles coutumières et la maison sera en ordre.


Chez Renaud : une histoire de crèpes !

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 Ce soir, une bonne quinzaine de coopérants sont là, j'avais proposé de faire des crêpes, le cuisinier est allé chercher de la farine. Je laisse reposer la pâte. Au salon, dans un enchevêtrement de corps nonchalamment abandonnés sur des coussins. 1ère crêpe : collée, pour les chats, c'est normal. 2e crêpe : même chose, je rajoute de l'eau, bizarre ! 3e crêpe... Une demi-heure après, les filles, narquoises, arrivent avec leur "Téfal"... Toute la nuit, nous avons lutté pour essayer de faire sauter ces crêpes paralytiques. Le lendemain, on a appris dans un grand sourire : "Y'en a très bonne farine", à un détail près : c'était de la farine de riz.

Renaud parle avec enthousiasme de son récent voyage en Chine populaire, de l'ingénieuse trouvaille qui consiste à remplir ou vider une rizière rien qu'avec une pelle et un petit tas de terre qu'on déplace afin de bloquer ou de débloquer une vanne.

Puis il nous parle du Nord-Vietnam, un silence s'établit… "Je venais d'arriver à Hanoï, au bruit d'une sirène, les gens se sont mis à courir dans la rue pour se précipiter dans des abris de fortune : des buses en ciment de 1m, 20 de diamètre enfoncées verticalement dans les trottoirs. J'ai sauté dans la première venue, un gamin y était déjà …

Puis dans la nuit, on a entendu un chant magnifique : Joan Baez chantait, debout au milieu de la rue sous le passage des avions américains… Les vietnamiens étaient sidérés…

Un silence profond s'est établi dans la pièce : je crois que tout le monde avait les larmes aux yeux … Depuis près de 2 ans, le coopérant Renaud vit au Laos, il est plutôt fier de son bébé : une grande école : l'IRDA (Institut Royal Droit et Administration). Ce bâtiment, il l'a savamment étudié pour avoir un maximum de ventilation naturelle circulant entre ses doubles murs.

Ecolo avant l'heure, Renaud a également rénové l'Ambassade de France.     Il fait des pieds et des mains pour rester en Asie du sud-est ; retourner en France ?.. pour construire quoi ?... des cités-dortoirs... Contribuer au mal vivre des gens...? Une éventuelle reconversion ?

Sa boutade : "…monter une crêperie, ventre satisfait, client heureux." Un D.P.L.G. faisant sauter ses crêpes, pas mal non ? Tous essaient de se battre pour un monde meilleur.


" Qu'est-ce qu'il y a à voir à Vientiane ? " 

Renaud est embarrassé : " Pas grand-chose... les baignades dans les bancs de sable du Mékong, le remonter... mais en ce moment l'eau est beaucoup trop haute, il faut attendre quelques mois... T'as pas encore été dans une fumerie ? - Non, mais ça me fout un peu la trouille.  - Oh non, si tu ne fumes qu'une fois ou deux par semaine, tu ne risques rien ; mais pas plus, trois, cinq pipes à chaque fois..."


Les fumeries…

 " Alors, c'est là chez Jacqueline" ? En plein centre, on y accède par une porte de cabane donnant sur une ruelle boueuse ; à côté, sur le trottoir, un restaurant chinois éparpille des tables aux nylons douteux. Une odeur suave, sucrée me lève un peu le cœur mais la curiosité l'emporte. Une lumière jaune vacille derrière les planches disjointes, on frappe trois coups, puis deux petits espacés.

Une loi récente interdit les fumeries, mais comme on ne peut pas toutes les supprimer à la fois à cause des intoxiqués, on en tolère quelques-unes, une bonne façon pour le gouvernement de faire un peu de racket.

Après avoir montré patte blanche, Jacqueline nous ouvre. Deux pommettes larges et hautes surplombent des joues creuses, ses chicots noirs, sa peau luisante, ses cheveux rares accusent la détresse, pas très aimable comme toutes les vietnamiennes, je ne me sens pas très à l'aise... mes yeux s'habituent à l'obscurité, une bougie éclaire la pièce, quatre ou cinq hommes sont là, allongés, la tête sur un petit banc capitonné.

Chacun raconte, chuchote, écoute l'autre dans le calme, une absence totale d'agressivité entre les interlocuteurs, ils ont l'air de tous se connaître… On s'allonge, Jacqueline approche le plateau et la bougie, elle n'oublie pas de nous faire payer 50 kips la pipe. Elle tourne maintenant l'aiguille sur la flamme, la boulette se ramollit… puis la façonne sur une palette de bois jusqu'à ce que la boule entre parfaitement dans l'orifice de la pipe, d'un geste précis, l'aiguille entre et ressort nue. Renaud m'explique : "Aspire avec le bas de tes poumons, comme en yoga...

Les vapeurs sucrées nappent la pénombre, moi qui n'a jamais fumé, je m'attendais à tousser, c'est au contraire extrêmement doux… L'effet arriva à la 4e pipe, à la 5e, j'étais parfaitement béat. Le corps flasque, cotonneux, baignant dans cette sensation proche de l'instant qui suit l'orgasme amoureux...

Que dire de ces heures délicieuses si ce n'est que d'évoquer le souvenir d'avoir eu autant desir à écouter l'autre qu'à parler. Communion absolue, acuité de perception, prolongement de l'intelligence, amour de l'autre.

Faut-il croire que quelque chose cloche dans notre éducation pour avoir besoin d'une si dangereuse courte échelle pour approcher, faciliter la communication ? Au petit jour, Jacqueline s'est pris sa ration, puis nous a mis dehors. Là ce fut moins rose ! Debout, tout vaporeux, j'ai commencé par dégueuler sitôt la porte franchie ; l'instant d'après, j'étais frais comme une rose.


Les Bouns.

Nous sommes à l'aéroport, un coopérant de Pnom-Phen au Cambodge vient rendre visite à Renaud son copain d'enfance. On s'apprête à remonter dans la vieille 403 allouée par la Mission Technique de l'Ambassade de France.

Deux jolies laotiennes soutiennent une troisième qui pleure à chaudes larmes. Renaud apprend que son coopérant vient de s'envoler, qu'il lui avait plus ou moins parler de la ramener en France... etc.

On les embarque à la maison. Dans la voiture, l'une des filles sort de l'herbe de Bouddha, commence à rouler des cigarettes, et puis merde, je suis en vacances ! Pas de show à assurer ce soir…  A la maison, une, puis deux, puis trois cigarettes circulent, elles en avaient acheté une demi-livre au marché du matin. Renaud m'explique qu'ici, on en met dans la soupe et dans des gâteaux préparés à l'occasion des "bouns". "Il faut que tu apprennes à danser le Lan tan, et puis, si tu veux une fille pour l'année, la vieille du village t'arrangera cela contre une somme d'argent modeste ou un cochon, il y a  des  "bouns"  plusieurs fois par semaine dans tous les villages environnants de Vientiane, il suffit de se renseigner...

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Renaud veut vraiment me faire rester ! " Mais ils travaillent les laotiens ? - Juste ce qu'il faut… comme je te l'ai déjà dit : ils n'ont pas la notion du profit, ils cultivent simplement ce qu'il faut pour la famille. Quand le grand-père meurt, on cultive un peu moins de riz, quand un bébé agrandit la famille, on en cultive un peu plus, il ne leur est jamais venu à l'esprit de le vendre.

La terre, plutôt les friches, appartiennent à ceux qui les mettent en culture ; quand la terre est épuisée, ils vont plus loin... Tu sais, leur langue est assez facile à apprendre, le laotien possède 500 mots pour la chasse, 500 mots pour la pêche et 500 autres pour les fêtes et l'amour... Le mot "travail"  n'existe même pas ! - Dis donc, je ne sais pas si c'est compliqué ce que tu me racontes mais j'ai un mal fou à fixer ma pensée... Le fou rire me prend... " Qu'est-ce qu'elle est bonne cette "Bouddha-grass"

Après, je ne sais plus très bien, mais d'après les copains, paraît-il que je me suis fait une sacrée fête avec l'une des filles, même qu'on était allés chez des amis et qu'on s'est mis à chercher une piaule avant même de dire bonjour, ils étaient tous morts de rire !

Le lendemain midi, quand les filles ont su qu'on était seulement de passage, elles sont parties, même pas déçues : "Bon péniang". On était pas des " bons pha lang's".

Avant de partir au "Tam-Tam", Renaud me donne en dernière recommandation : " Fais gaffe, les freins sont presque inexistants et il faut presque faire un demi-tour de volant pour sentir la direction. - Mais t'es assuré tout de même ? - Oui, mais ici, l'assurance ne veut pas dire grand-chose face au droit coutumier ; ici, en cas d'accident, après des palabres qui durent des mois, c'est toujours le plus riche qui paie et, comme t'es un pha lang c'est toi qui paie... Salut je te rejoins plus tard."


      Le "Tam-Tam".

A Vientiane, à peine plus grand qu'une ville comme Avallon possède tout de  même cinq boîtes pleines à craquer tous les soirs, chacune se veut "in". Même ici, de bons orchestres philippins interprètes "Blood sweet and tears" et Chicago" avec, suprême effort pour les Français : deux chansons d'Enrico Macias.

Le "Tam-Tam", c'est de loin la boîte la plus en vue. Le Prince (Penian) est là tous les soirs. Les filles du ministre de l'Intérieur, beautés gracieuses solidement chaperonnées, bavardent à sa table dans un excellent français.

Au bar, des américains, fiers de l'être, aviateurs d'Air América ici baptisé Air-Opium par la rumeur publique, me rappellent aussitôt Guam. La CIA bien présente, se déhanche, échevelée, sous la forme de hippies également américains, facilement identifiables puisqu'ils parlent déjà laotien et quelques dialectes du nord avant d'avoir mis les pieds dans l'ancienne Indochine !

Les Français eux sont plus discrets, ce sont des anciens, souvent corses, ceux qui savent… D'autres, nés là, petits blancs, ne connaissent la France que dans les livres ; ils travaillent pour la plupart à l'Ambassade et dans les banques. Et puis, les plus ou moins trafiquants, certains des déserteurs, remâchent l'affaire qui les rendra riches.

Parmi eux, deux véritables truands parlant vietnamien, chinois, birman et les dialectes Méo, Yao des planteurs d'opium du triangle d'or, anciens du corps expéditionnaire recyclés trafiquants d'opium, responsables du maillon Birmanie-Laos, déserteurs après Dien Bien Phu et recherchés par Interpool.

Plus tard, en 73, après la séparation du Duo, ils me feront signer un contrat de 3 mois comme chanteur dans leur "Settha Palace Hôtel" pour animer l'Apéritif du soir.

(voir page " La vie à H-K, Laos dans le titre "Seul en Asie" ).

Tout ce beau monde est là, hétéroclite, vorace, cosmopolite. La gente féminine est du meilleur goût, les filles sont plus belles les unes que les autres. A l'entrée, beaucoup n'ont pas l'heureux privilège de pouvoir entrer au "Tam-Tam".

Les laotiennes douces et tranquilles contrastent avec les jalouses, vindicatives et intéressées vietnamiennes. Tout ce beau monde est là, se frôle sur la piste, fragile équilibre où semble-t-il chacun y trouve son compte. Tout ce monde, précaire, vit sur les miettes du formidable gâteau américain, sur l'aide russe non moins importante, sur l'aide française, allemande mais aussi polonaise, tchèque, etc ; les japonais aussi sont là, discrets ; ils travaillent sur un projet de barrage sur le Mékong.

C'est donc la fête permanente au Laos ?... Non, un pays assisté, nourri, trop sucré, a vite mal à sa dignité et prend rapidement des aigreurs d'estomac. Si le pilote américain approche des 10.000 F par mois, si le coopérant civil français gagne quelque 4.000 F et le coopérant militaire 2.000 F, l'instituteur laotien du coin doit se contenter de l'équivalent de 100 F par mois et même s'il ne paie sa soupe chinoise que 1,20 F et un taxi 40 centimes, 100 F, c'est tout de même une misère.

Pourtant c'est certainement ici que, pour la première fois, je semble voir un peuple vraiment heureux... Doux laotien, coincé entre des chinois et des vietnamiens plus travailleurs les uns que les autres, envahi d'abord par les français, ensuite par les américains qui en veulent à ton opium, toi qui pourrais vivre paresseusement au bord de ton généreux fleuve, t'as vraiment pas d'bol !


Jacques Lemoine, l'ethnologue CNRS

Jacques vient nous rendre visite, il aime le jazz, l'humour et Boris Vian, parle plusieurs dialectes ce qui lui permet d'aller au-delà d'une cinquantaine de kilomètres, dans la zone contrôlée par le Pathe Lao sous contrôle communiste. Son principal outil : son magnéto qui lui permet de récolter histoires et légendes des différentes ethnies du nord, son outil secondaire tout aussi utile : quelques médicaments, aspirine, antibiotiques, quinine…

Là-haut, on l'appelle le "docteur" qui apporte les "bonnes choses…" Jacques, passionné par son métier, nous parle d'un des aspects du droit coutumier lao : à propos d'une  "pou sao" qui dit avoir été violée… : "… il s'agit de savoir si elle a dépassé les limites… ???  Oui, il faut les connaître… autour de chaque village existe une limite symbolique à ne pas franchir; si la "pou sao" est de l'autre côté de la limite, même si des témoins peuvent l'entendent crier… elle n'a pas à porter plainte, elle est en tord, car elle a franchi la limite ! Par contre, si les gens on entendu ses cris à l'intérieur des limites, il y a bien eu viol et la famille de la victime  peut demander un dédommagement : un cochon ou un buffle, c'est selon la richesse du violeur ! "


"Viens voir les laotiens pêcher…"

 Depuis 8 jours avant mon arrivée, le Mékong est en crue, débordement dû d'après Jacques aux bombardements américains ayant détruits arbres et végétations qui bordent le fleuve. J'avais déjà remarqué, d'une heure à l'autre, une différence de niveau considérable  qui pouvait atteindre 1 m ou plus …

" Tu vois ils n'ont même pas besoin de pêcher, quand le niveau est bas, avec des brindilles, ils font des "pièges" à poissons! - ??? - Oui, ils mettent un appât au centre et attendent que le niveau monte… quelques heures après quand l'eau  redescend … ils n'ont plus qu'à attrapé les poissons à la main !


27 septembre 71...  Et toi Francine, d'où reviens-tu ? Et dans quel état d'esprit ? Tout le monde me fait remarquer le "on" qui revient constamment dès que je parle de "nos" voyages. Ces voyages nous ont vraiment formés dans le même moule, nous ont appris, les mêmes choses. Suivant notre dose d'agressivité respective, les mêmes réactions apparaissent devant les mêmes faits. Bien que ces trois folles semaines ont été parmi les plus belles vacances de ma vie, le "Duo", les planches, cet affrontement avec le public me manquent et c'est avec une heureuse envie de vomir que je suis passé plusieurs soirs de suite par hasard devant des fumeries d'opium, non décidément mon "manque à moi" : c'est la musique !

Echanges d'adresses, visites promises au " Peninsula", l'Hôtel-de-Hong-Kong-où-descend-la-reine-Elisabeth…  …facile à trouver... ! Salut Renaud, salut Jacques, salut les copains, salut nos charmantes voisines nos "Pou Sao's" qui n'ont pas raté l'occasion de venir faire 20 km en voiture pour rigoler ! La pirogue est là, de l'autre côté, le trait vert foncé, là-bas, à près d'un kilomètre : la Thaïlande... Le vacarme du train, toute la nuit, demain matin, ce sera Bangkok, et ma Francine...


Bangkok le 28 septembre : A midi comme convenu, je traverse le jardin de Michèle Archambault (passionnée d'arts extrême orientaux. Francine est là... Elle m'ouvre... on s'observe quelques instants, émus, les yeux brillants, l'envie folle de raconter, pourtant il ne faut pas, pas trop, pas tout... Silence inquisiteur...

Francine le rompt la première : "Toi, tu t'es bien amusé, ça se voit tout de suite, tu as l'air en pleine forme..." J'aime sa voix, un peu Arletty... " Moi, je trouve que tu as maigri, t'as pas tellement bonne mine.  - Oui... la nourriture, j'ai eu une chiasse de 8 jours qui m'a poursuivie jusqu'à Penang...

- Penang, en Malaisie ? t'étais pas à Chiang-Maï ? - Si, mais j'en ai eu marre, je te raconterai..., j'ai vu trop de choses… j'ai pas envie de tout déballer maintenant... Mes mains retrouvent ses longs cheveux, je les laisse filer entre mes doigts… " Et si on s'faisait une bouffe ?".


Le 29 : Thai International Air-plane. L'hôtesse siamoise nous annonce dans un anglais sucré : "Dans trois minutes, vous serez à l'aéroport de Ka-Tak à Hong-Kong, la température..." Le nez collé au hublot, je n'en mène pas large, c'est que c'est salement impressionnant cette descente sur Hong-Kong : des îles, d'abord la grande Lan Tao, puis Tsing Yi et d'un seul coup brusquement les H.L.M. de Lai Chi Kok, hirsutes, leurs myriades de fenêtres piquées de bambou-lessive s'approchent, gigantesques hérissons, ils nous foncent dessus... Les terrasses défilent à toute vitesse ; quelques mètres en dessous, on va faucher le linge, c'est sûr... dégagement soudain... : la piste.


Suite dans la page :

Les vacances de Francine

 

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