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Embrouilles à Mexico

   Embrouilles à Mexico  

(Texte de Francine)     

Ciudad Juarez, Mexique. Le 20-11-68  Ville frontière du côté mexicain. Le bus s'arrête, déjà, dans une gare de bus et nous plonge soudain dans une agitation bordélique, un vacarme ahurissant : volaille en pleurs, volière de mouchoirs humides, agités, tortillés, déchirés, envolés, piétinés, déchirements des adieux, embrassades interminables, "abrasados" à grandes claques dans le dos, intimité aux 4 vents, que la Marie, le saint de mon village et du tien te protège… Vaya con Dios !

Philou saute sur place, il vient de voir passer ses amplis de main en main. Les bagages sont apparemment transférés dans un autre bus. En plus, il faut payer pour chaque bagage.

No ! Si ! Cuanto ? Les employés ricanant et sans uniformes nous extirpent quand même 5 $. On court après les valises qui disparaissent happées par des mains inconnues, bousculés, étourdis de cris. le coffre du deuxième bus se referme, finalement, le compte y est.

Le bus démarre. Philou rumine, encore rouge, laissons décanter... Poste de frontière mexicain, prière de descendre pour examen de passeport. Philou fait un bond. Qu'est-ce qu'ils nous veulent, encore ! On nous introduit dans une petite pièce assez délabrée, sur le mur un portrait du Président Diaz, dans le coin un drapeau enroulé. Des uniformes. Je répète : Turistas, turistas ! Pourvu qu'ils ne jettent pas un coup d'oeil sur le matériel tout à fait professionnel… Ils ont déjà tout vu….

- Quieren trabajar ? (vous venez travailler?) - No, no !  Je lui fourre l'adresse de Raphaël sous le nez. - Nuestro Amigo !

- Cuanto dinero tienen ? (Combien avez-vous d'argent?). Le pire, c'est qu'il faut montrer. Ils hésitent, appellent un autre uniforme, se consultent d'un air grave, examinent les passeports, ouvrent des registres élimés. Indécis, ils sont indécis, d'un pied sur l'autre, oui, non, le tampon s'attarde au bout d'une main nonchalante...

Tac ! sans prévenir, le tampon s'abat sur la page bleue, bons pour le Mexique !  On apprendra plus tard ce que signifie la "mordida ". On venait de manquer à la plus élémentaire des coutumes mexicaines qui consiste à glisser un billet de 5 $ dans le passeport !

Le bus s'élance comme un bolide dans le crépuscule mexicain. "Alto", il ralentit à peine devant les stops. Le chauffeur, seul maître à bord, après le petit christ barbouillé de carmin qui se balance sur le pare-brise et devant lequel il n'a pas manqué de se signer gravement, conduit avec fureur, dépasse toutes les voitures particulières et quand il a la chance de rencontrer un autre "camione", engage une course à l'honneur, la main sur le changement de vitesse, dans les virages surtout, c'est excitant.

La nuit tombe très vite. On se résigne à ne plus surveiller la route. A quoi bon. La machine en colère halète, sursaute, se tord dans des convulsions de tôle dérivée, hurle à la nuit ses grognements irréguliers d'agonisante. Coup de freins.

- Que pasa ? Une petite auberge carrée badigeonnée de bleu foncé, 30 min d'arrêt. Le flot engourdi des voyageurs s'éparpille au milieu de quelques paysans ébahis sous leur chapeau de paille. Pas de sombreros.

On s'assoit parmi un bataillon de collégiennes qui regagnent leur couvent de Torreon. Pas de menu. Qu'est-ce qu'on pourrait bien bouffer ? Moi je prends la même chose qu'elles, un bouillon ou trempent des haricots rouges. Philou veut une omelette.

- Comment ça s'dit, omelette ?... -Tortilla, je crois...  - Una tortilla, por favor ! T'as vu si j' ai bien dit ça ! - Tortilla con que ? - Ben... una tortilla, quoi !  L'aubergiste le regarde indécis, puis s'en va. Il revient aussitôt avec une galette de maïs sèche et plate comme une crêpe.

- Qu'est-ce que c'est que ça ?, j'ai demandé une omelette, moi ! Les collégiennes pouffent dans leur soupe. Je demande : - No hay tortillas ? - Eso es una tortilla ! - De quoi tu t'plains, t'as demandé une tortilla, t'as une tortilla, le regarde pas comme ça, enfin !

Les pucelles de Torreon s'essuient les yeux, elles n'en peuvent plus. Le chauffeur, ragaillardi par quelques verres de Tequila, reprend le volant avec impatience. A lui la route, cette nuit il sent qu'il va se surpasser.

Il se signe, baise la statuette de Marie, en plastique ventousée sur le tableau de bord et met le contact. Après avoir de nouveau cassé la croûte, jonché le sol de papiers gras et crissant de pelures et de mégots, renversé de la bière et du coca-cola, les passagers se préparent à bivouaquer.

Les couvertures dépliées, il faut trouver la bonne position. Les corps s'affaissent, s'étalent, s'emmêlent. On ne peut bientôt plus circuler, les chiottes à l'arrière sont barricadées.  

Lumières éteintes, le car fonce dans la nuit. Vers 3 h du matin, arrêt à Chihuahua. Un gamin vient balayer sans enthousiasme le couloir encombré, les pattes se replient, changement de position. Les tinettes dégagent une forte senteur tenace et acide, sous la porte s'écoule le trop plein, le trou est bouché. Y'a de l'ambiance à l'arrière. Et le soleil se lève sur une terre rocailleuse et désertique.

Nous traversons les plateaux intérieurs, maigres buissons secs, touffes de cactus qui parsèment la pierraille poussiéreuse. De petites constructions carrées de terre séchée se fondent dans la sécheresse de l'horizon.

Parfois, au loin, un cavalier au galop soulève un sillon de poussière. De loin en loin, le long des buissons de maguey, la vision paisible d'un âne tranquille à petits pas menus monté par son maître, pantalon et chemise en rude toile blanche, chapeau de paille. Toujours pas de sombreros.

Un village, la route devient terre battue, mal battue. Après 4 000 km d'autoroute, un peu de fantaisie, enfin. Le car s'arrête à la sortie du village, sans raison apparente puisqu'il n'y a ni restaurant, ni gare, ni maison. Un petit curé sémillant grimpe dans le car, un seau à la main, en désignant sur la droite des fondations. Pour l'édification de son église.

- On n'est pas à la messe... grogne Philou. Le chauffeur lui-même fait tinter quelques pesos. La quête terminée, le curé appelle son assistance au silence pour lui donner sa très sainte bénédiction. - Et si je ne veux pas être béni, moi !

Les passagers baissent la tête machinalement et se signent plusieurs fois de suite en murmurant à voix basse des choses apprises par cœur. Le curé s'envole avec sa rançon et le bus redémarre. A Torreon, les créatures du bon Dieu regagnent leur couvent en piaillant de joie innocente. San Luis Potosi, Queretaro...


Mexico

Il fait nuit quand nous abordons les faubourgs de Mexico. Une circulation intense, des rues inondées de paquets de piétons, sur les trottoirs, au milieu des voitures, des grappes s'agrippent aux portières des autobus complets, c'est peu dire. Engloutis sous les corps, sur le toit, par les fenêtres, aux portières certains ne touchent même pas le sol et battent des pieds accrochés à d'autres corps.

Un vacarme d'enfer, les klaxons, les voitures à échappements libres. Y'a de quoi se réveiller et l'on rentre tout excités dans la gare de "Greyhound". La folie des bagages recommence. Enfin, tout y est, on recompte et quant le tas est au complet, on s'assoit dessus, on est arrivés ! Un type tourne autour de nous depuis notre arrivée, on le tient à l'œil… Je me dirige vers la cabine téléphonique, il me suit.

- Allo, Raphaël ? On est arrivés, c'est loin chez toi ? Un Raphaël endormi, mollasse au bout du fil. C'est vrai qu'il n'a jamais été très vif, moi je bouillonne. - Ça y'est Philou, il nous attend avec Marianne.

Le bonhomme s'approche de nous. - Taxi ? Presa Rodriguez, colonia Irrigation, Cuanto es ? - Cien pesos (40 F). - No, demasiado caro ! On arrive à 30 pesos. C'est encore cher pour ce que c'est, la porte avant côté passager ferme avec une ficelle, il met le contact en tirant des fils sous le volant. On s'en fout d'ailleurs.

Tous yeux ouverts, on reçoit, violentes, les images uniques, du premier regard dont l'impact émotif ne renaîtra plus avec cette vigueur.

Mexico, Mexico City, Ciudad de Mexico, on ne voit rien et on voit tout. La ville émane, sonne. Ce soir tout est étrangeté, gonflée par nos fatigues et nos incertitudes, la ville s'ouvre, ombre et néons, une question sans réponse. Philou, qui ne croit ni à la chance ni au hasard, annonce : - Demain, on commence les répétitions...

Plus qu'une ferme détermination, la peur confuse de n'avoir rien à présenter, pas de répertoire, pas de référence, pas d'expérience, pas de publicité, si, une photo prise par un copain pianiste, de qualité médiocre, mais en fond la Tour Eiffel. Philou, lui, la trouve commerciale… il l'a déjà mise dans un album intitulé "Album de publicité".

On y mettra, dit-il, les coupures de journaux. Ça semble fou cette assurance, cette foi qu'il a. La folie, c'est une question d'âge ou de naissance.A 34 ans, Philou est un chronique organisé.


    Chez Raphaël

Un grand mur et une sonnette, la porte s'ouvre, nos inquiétudes s'effacent, les espoirs s'épanouissent, Marianne sautille, pieds nus, robe transparente, Raphaël la suit, pataud. On entre dans le salon, les yeux clignotant dans la lumière vive, une galerie en bois sombre, un large escalier rustique s'accrochent aux murs blanchis de chaux, les meubles en bois massifs s'imposent par leur lourdeur, on est tout de suite bien à l'aise.

Les bonnes nous apportent déjà à manger, Marianne babille : ici, c'est formidable, on prend des bains de soleil à poil dans le jardin, il fait chaud vous savez... je me gave de fruits, la mère de Raphaël est adorable, elle n'est jamais là, les amis de Raphaël sont très chouettes…

Elle se désintéresse vite et entraîne Raphaël sur le canapé, se roule sur lui, l'excite un peu pour faire l'intéressante. On grimpe dans leur piaule et ils dédoublent leur matelas, Marianne qui ne pense qu'à baiser et qui surtout aime en parler : C'est bien parce que vous êtes des amis, parce que ce soir, pour faire l'amour, c'est râpé ! Marianne, en lotus, feuillette un "play-boy", on dort déjà, sans ébats et sans sacrifices, on est arrivés.


21 novembre 1968. La maison s'étire, le chien aboie. Les petites sœurs de Raphaël, 6 et 8 ans, gazouillent dans le couloir, les bonnes en bas remuent des casseroles. Dans la chambre, un oeil s'ouvre, puis deux, les couvertures volent, on s'habille, galope dans le salon en reniflant l'odeur du café chaud. On commence notre première journée à Mexico.

Marianne a convaincu Raphaël qui a téléphoné à son père de nous héberger chez lui. Il vit séparé de sa femme dans un grand appartement plus central. Raphaël, bien qu'amoureux, n'en reste pas moins hospitalier.

Thomas Segovia, son père, nous confie son appartement pour 3 jours, il part pour sa maison de campagne près de Cuernavaca. Avec une simplicité confiante, il nous fait visiter, il ouvre le frigo : - Vous prenez ce que vous voulez. Son français est parfait, avec la candeur ravissante des inflexions mexicaines.

Il a un geste émouvant pour nous... - C'est à vous. Je ne vous demande qu'une chose, laissez les lumières allumées quand vous partirez, je n'aime pas rentrer dans les ténèbres. Amusez-vous bien !


Objectif 1er : l'Ambassade de France.

Une visite de politesse sur recommandation du vice-consul de New York (ça leur fera plaisir). Récolter des informations sur les endroits éventuels où l'on pourrait chanter et peut être des conseils quant au répertoire. Raphaël et Marianne nous accompagnent.

Le taxi zigzague entre les voitures… Je serre Philou.

Faut s'y faire, commente Marianne, ils conduisent tous comme ça les Mexicains...

- Ici, les rues portent des noms de ville, dit Raphaël, Niza, Londres, Hamburgo, Estraburgo... Il continue : - C'est le quartier des boîtes, grands hôtels, restaurants. Le rendez-vous des artistes plus ou moins bidons, des minets mexicains et des putains de luxe dans les cafés à la mode, la parade des touristes dans les boutiques d'artisanat et les galeries de peinture. Moi, j'y vais jamais, ça me dégoute...

On prend un pot en attendant l'ouverture de l'Ambassade, un capuccino sur la terrasse d'un agréable petit passage qu'on vient de découvrir sur Amberes : "El passage Jacarandas". Il est en forme de T, donne sur trois rues et semble le point stratégiques de la "Zona Rosa", expositions de peinture, cafés-terrasse, jeunes et touristes sirotent sous les parasols.

- Ce serait drôlement chouette si on chantait là ! - On y va , c'est l'heure.  L'ambassade est un très respectable petit hôtel particulier entouré d'un jardin.

A la réception : - C'est à quel sujet ? Que dire ?

La réceptionniste, qui a saisi au vol "Chansons françaises", nous aiguille au 2e étage sur le bureau de l'attaché commercial. Quelques minutes d'attente, pour la forme, et s'ouvre la porte d'un bureau de style rigide. Une femme, la cinquantaine, officielle, croise ses mains sur un bureau vide :

- Que puis-je faire pour vous ? - Et bien voilà... Déballage confus et précipité. - Des troubadours en quelque sorte ? Distance légèrement sarcastique. Enfin nous voilà classés.

- Avez-vous un contrat ? - Non. - Alors vous avez un visa de travail ? - Non. - Alors je ne comprends pas ce que vous venez faire ici, si vous n'avez pas de visa, vous n'avez absolument pas le droit de travailler. - Mais...

- Ecoutez, je vous parle franchement. Le ton est, posé, calme, les formes on ne peut plus correctes.

- Vous n'êtes pas sans ignorer que nous venons d'avoir les Jeux Olympiques ici à Mexico. Nous avons reçu les ballets Bolchoï, nous avons été comblés en concerts classiques, en troupes théâtrales, nous avons eu la joie d'écouter les meilleures formations de jazz et, si j'ose le dire, nous avons tout vu.

Voyez-vous, vous venez trop tard, personne ne vous connaît et, je le répète, légalement vous n'avez pas le droit de travailler au Mexique. Si j'étais vous, je ne m'attarderais guère plus longtemps ici.

Elle décroise ses mains pour ajuster son col blanc. L'exposé est clair. Il nous reste 500 dollars, un rapide calcul, compte tenu des loyers et de la vie modique, nous donne 3 mois pour trouver du boulot mais pas le choix de repartir. - Et les cours de français ?  - Oh!, vous savez, vous n'êtes pas la seule à vouloir donner des cours.

- J'ai une licence, de Français. - Si vous pensez au lycée français, tous nos professeurs ont de sérieuses qualifications. Je peux dire que le niveau de notre lycée est même supérieur à l'enseignement français.

- Et les alliances françaises ? - Voici l'adresse de l'Institut français. Essayez toujours...


 A l'Institut Franco-mexicain.

Cinq heures du soir, l'Institut est en pleins travaux de transformation. On enjambe les sacs de ciment. La secrétaire, avec un grand sourire, prend en note nom et adresse. - Dès que j'ai quelque chose, je vous fais signe, c'est promis. Si vous voulez plus amples renseignements, montez à l'étage au-dessus, le sous directeur est là…  Le sous-directeur, un grand blond cendré, très affairé, qui nous reçoit debout.

-Alors comme ça, vous voyagez, voyage d'agrément ? Le Mexique est un très beau pays, ah ! moi aussi si je pouvais, un voyage en France tous les 2 ans, et encore… "Maria, passez-moi le dossier des conférences, voulez-vous ?...".

Il continue : - Des cours de français, comme professeur ? Il est un peu tard et, de toute façon, nous n'avons besoin de personne, vous savez. "Maria, les sujets d'examen, s'il vous plaît !" ...

Ah, parce que vous chantez ? C'est adorable ça, mais attendez, je ne comprends plus, qu'est-ce que vous voulez, au juste, si c'est pour les Alliances Françaises, il y en a 5, rien qu'à Mexico, oui, je sais, c'est énorme, mais ça ne dépend pas de moi, il faudra aller voir chaque directeur, séparément, pour les adresses, mon petit, ne me dérangez pas, voyez avec ma secrétaire...

"Et ces dossiers, Maria, mais enfin, nom d'un chien qu'est-ce que vous foutez !"

C'est le bordel ici, excusez l'expression, mais avec le déménagement des bureaux, on ne s'y retrouve plus, bon, où en étais-je… Ah ! les vieilles chansons françaises, oui, bien sûr, ça pourrait être intéressant pour les élèves, peut-être vers la mi-décembre, encore que je ne puis rien vous promettre pour l'instant...

Pardon ? Je vous arrête tout de suite, cher monsieur, nous ne sommes pas en état de vous rémunérer.

Les Alliances ? sans doute vous permettront-ils de faire un concert, oui, je pense, mais je doute fort qu'il puisse disposer d'un budget concernant les activités culturelles. Bon, écoutez, je ne veux pas vous chasser, mais je suis submergé, alors c'est ça, à bientôt, bonne chance ; "Maria, voulez-vous venir un instant, s'il vous plait ?".

En bas, on discute le coup avec le bibliothécaire : - Vous savez, le Mexique, ça ne se raconte pas, c'est une expérience. Je préfère ne rien dire, vous le découvrirez bien par vous-même...- Mais quand même, à votre avis, vous croyez qu'on va trouver du boulot ? Oui, surement, pourquoi pas. Avec les Mexicains, il ne faut jamais être pressé, dans un mois, dans un an...


Proposition pour la revue "Hair"

Le lendemain, coup de téléphone. -Allo, Francine ? c'est Raphaël, j'aurai peut-être quelque chose pour toi, tu peux chanter en anglais ? - Oui ...  Ça serait pour une revue musicale, rien que des jeunes, Marianne et moi on a déjà commencé les répétitions, "Hair" ça s'appelle, on chante, on danse, on improvise. Faudrait que tu viennes voir le directeur, t'es d'accord ?

Et Philou… il est dans l'coup ? Je n'sais pas, ils ont besoin de filles... tu sais, ça va être formidable ! On va vivre en communauté dans une grande baraque à Acapulco. Alors, tu viens ? 

Ecoute, je te rappelle ce soir, aujourd'hui on doit aller voir des piaules…

Eclats de rire au bout du fil, Marianne qui glapit :  "C'est formidable, on va tous danser à poil avec des fleurs dans les cheveux, y'aura du "pot", des kilos de pot ! Ça glousse au bout du fil, le récepteur est abandonné, j'entends des éclats de rire, des petits cris étouffés et Raphaël qui répète, attends... attends... La ville est vaste, le ciel bleu, presque trop chaud.


Recherche d'une piaule...

Dans la colonne des petites annonces, on a coché les piaules abordables. Pas qu'on se sente mal ici, mais en première urgence, faut commencer les répétitions.

Pour l'instant, il ne s'agit pas tant de trouver du boulot, mais d'avoir quelque chose à présenter pour l'éventuelle première audition, et on n'a rien. Rien. Pas une chanson audible. Quelques arrangements, oui, encore faut-il les apprendre et à voir les débuts sur le bateau, ça s'annoncait long et difficile...

"Tous les jours, sans mollir, dit Philou, y'a qu'ça qui paie…! mais pour répéter, faut une piaule. Puisqu'on ne peut repartir de Mexico, il faudra qu'on trouve du boulot ici, légal ou pas.

Cette évidence est rassurante, le dénouement se trouve dans cette vaste ville qu'on arpente, à pied, les yeux grands ouverts, la découverte au coin de la rue, heureusement pas d'appareil photo, ce qui nous laisse un regard réceptif total.

On préfère ne pas sonner aux 2 premières adresses. Si on avait eu une idée de la ville, on ne serait pas venu. Evidemment, c'était pas cher. Une rue assourdissante avec ligne de bus à échappements libres, comme tous les bus d'ailleurs et beaucoup de voitures, des entrées pisseuses et délabrées sur des courettes surpeuplées, une famille par porte et rien que des portes.

On a beau avoir le moral, il faut l'entretenir. A la 3e adresse, près du Zocalo, pas de fenêtres. On s'échappe en souriant des remerciements, la propriétaire insiste, veut baisser le prix. Nous, on est claustrophobes.


On s'égare dans un marché...

Symphonie en couleurs et parfums. Une orgie, une débauche de fraîcheur et de variétés. Des fruits, des montagnes de fruits, guayabas, guanabanas, papeyes, mangos, avocados, pastèques… Des fraises à 2,50 F le kg au mois de novembre! Ananas, petits, énormes, mûrs, encore verts, noix de coco, bananes de toutes tailles, des régimes de lilliputiennes grosses comme le pouce jusqu'aux machos, enflées, monstrueuses, à la chair dure et rosâtre, à la pièce.

Une mama ventrue nous les agite sous le nez, volubile, cuit c'est un excellent légume ! Macho ? Macho ? répète Philou qui saute sur l'occasion (macho veut dire viril). Elle ne comprend pas l'allusion et rit parce qu'elle nous voit rire.

Toutes ces odeurs de fruits murs se mêlent, excitent la narine, allégresse naturelle, étourdissante. Sur une planche, une femme presse des oranges, le jus coule, pur, les pépins éclatent, la pulpe gémit et le fruit ruisselle dans de grands verres, c'est bon !

Des légumes, des salades humides de verdeur, bouquets touffus de persil, cerfeuil, botte d'oignons nouveaux, petits pois tout écossés, mais oui ! 5 oranges pour un peso (1 peso = 40 cents de dollar! ) Les longues jupes balaient les épluchures de chou-fleur, les queues de poireaux et les fruits trop mûrs qui roulent mollement à terre pour pisser leur chair sucrée.

La face large et lisse, les nattes huilées rassemblées dans le dos par un ruban de couleur, elles, femmes placides et pesantes, ont un calme regard passif ou s'ébrouent, animé devant le client.

Des gamines sérieuses rendent la monnaie, déjà loin des marmailles dorées et dodues qui se roulent dans les cageots, dévalant les allées, s'aspergent  à la fontaine, le derrière à l'air, se ruent par grappes déchaînées et ramassent des gadins en couinant de surprise ! 

Les mendiants, les mendiantes avec leur dernier né à califourchon sur la hanche, coincé dans le châle, appuient sur les murs tièdes leur vie d'attente, le regard vide perdu sur les pieds des passants.


La quête au logis...

nous porte de rue en rue, de fausses adresses en téléphones, de concierge absente en déjà loué, de "manana" en "mas tarde", de "momentito" en "ahorita" . Ici, chambre chez l'habitant, impossible pour les répétitions, là, ne pas confondre, pension de jeunes filles, foyer-couvent de vierges en serre…

Sitôt la porte franchie, je retrouve cette pénombre lourde d'encaustique, de renfermé, cette odeur de vieille soutane avec une touche d'encens et de tabac refroidi, cette exhalaison de prison, de chair triste, de cornette empesée et, dans le silence des corridors, le cliquetis des chapelets de bois, le froissement des jupes à vertus biliaires et sclérosées, le chuchot malsain des âmes asphyxiées.

-Tu voudrais pas que je remette ça, 7 ans ça suffit ! La lourde porte en bois massif cloutée de cuivre s'entrouvre avec infiniment de lenteur, de ces portes qui ne sont pas faites pour s'ouvrir mais pour barricader, et le soleil jaillit, rassurant, brutal, la rue poussiéreuse nous aspire dans son vacarme.

La prochaine adresse n'existe pas, ainsi que la suivante, fantaisie de l'imprimeur? La liste s'épuise, j'ai chaud, plus que deux adresses, j'ai mal aux pieds, Philou étudie la carte, les rues ne sont plus des rues mais de larges allées où passent quelques voitures ; le soir étire les ombres des grands arbres, il y a du gazon sur le trottoir et des jets d'eau pour les abreuver, et des villas paisibles...


Quartier "Polanco".

Réveil. Nous sommes étourdis par tant de beauté, de goût dans l'architecture, la décoration, la variété dans les matériaux. Anciennes villas dans le style colonial un peu chargé mais tellement harmonieux, façades modernes, lignes agressives humanisées par le matériau, petits galets peints sertis de ciment de couleur, du bois, beaucoup de bois, de l'ardoise, du marbre, de larges baies ensoleillées, et toujours la douceur, la tendresse des bouquets de verdure, palmiers, arbustes en fleurs, cactus, gazon cru, plantes grimpantes, saules pleureurs, et l'ultime vivacité des fleurs voraces et de l'eau bruissante.

Polanco 2

Calle Anatole France n° 10

On sonne. Derrière la villa, une cour proprette dallée de plaques de ciment, un garage et, au-dessus, une piaule avec cuisine et bains. 1000 pesos (400 F). "Esta bien", on va pouvoir répéter, on est chez nous maintenant !

Le soir, j'appelle Raphaël, personne, même chose les soirs suivants. Impossible de le joindre, il semble passer ses jours et ses nuits à répéter, absorbé par une autre vie sous l'égérie de sa Marianne endiablée.


Thomas est inquiet...

… et puis cette revue qui s'appelle "Hair"... Ici, tout ce qui vient de la jeunesse américaine de Californie est suspecte… Récemment, le gouvernement mexicain a massacré froidement, à la mitrailleuse, les contestataires de mai 68 : plus de 400 morts, j'ai eu un mal fou pour empêcher Raphaël d'aller "aider ses copains "...

Il continue :  "… maintenant, c'est la marihuana ; depuis qu'ils montent cette revue, ils ne parlent plus que de marihuana !

Ici, elle n'a toujours été que la triste consolation des gens très pauvres, c'était moins cher que l'alcool.


Suite dans la page :

Contrat dans la "Zona Rosa"

 

 

 

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