17 jours en Pacifique. Bilan

 17 jours sur le cargo "Ragna Bakke"

A bord du ragna bakke 1

Départ : 15 Septembre 1970 :

Texte de Francine : Une odeur de vernis frais, de goudron, on est là, heureux badauds, c'est nous qu'on regarde partir, le bastingage poisse sous les coudes, les mâts de charge hissent les derniers containers et tout à coup, énorme, juste derrière nous, la sirène. Pas la sirène des autres, celle des bateaux que l'on regarde partir non, la nôtre, insolente, omniprésente.

De loin, c'est nostalgique, ça fait rêver, regretter. De près, c'est péremptoire, allègre impatient. Le soleil flamboie encore s'inclinant devant l'émergence d'une lune imposante au-dessus des collines de Berkeley, de l'autre côté du Golden Bridge. Une fascinante pleine lune, qui n'attend qu'un peu plus d'obscurité pour briller intensément.

Déjà le cargo manœuvre sans crier gare, sans remorqueur, comme un grand. Le crépuscule s'émaille des lumières de San Franscico. On distingue les collines, on passe devant "Fisherman's Wharf" où nos potes sont en train de vendre leurs journaux "underground", on les imagine hurlant : "Berkeley Barb ! ", "Love", "Gond time", "Free press" ! quatre for one dollar ...

Ils bossent comme des durs nos potes, à force de ruse, ils ont réussi par avoir un coin, un coin de deux rues, le meilleur paraît-il, le plus touristique mais la difficulté est de ne pas se les faire piquer.

Ils sont deux, organisés : le premier prend son tour à 6 h du soir et travaille jusqu'à minuit, mais il est obligé de passer la nuit là pour garder ce coin tant convoité… Il retravaille jusqu'à 6 h du soir où son pote vient alors le remplacer pour 24 h. Evidemment ils ne dorment qu'une nuit sur deux pour arriver à se faire ainsi 800 dollars par mois, chacun en moyenne.

Girardelli Square et c'est fini. Oui, San Francisco, c'est chouette de dedans comme de dehors, c'est beau. Toujours ce vent glacial qui balaie la baie, il fait déjà nuit.


De l'autre côté, c'est l'océan, un vent furieux fouette maintenant le pont, l'eau est noire à perte de vue, le calme est immense, une sensation de profondeur balaie toute futilité, nous sommes petits, minuscules sur l'océan, musique, lumières, rigolades se sont évanouies en quelques minutes...

C'est l'élément contre l'élément, c'est l'effroyable qui se jette en bouillons sur la coque.  L'océan, le vent, cette ombre nous fascine. On ressent comme une culpabilité, celle d'avoir oublié de penser à Madame la Mer, d'avoir oublié son autorité et d'avoir osé rire dans son dos.


Après avoir passé notre première nuit dans notre cabine grand-luxe, essayé l'immense baignoire et déballé valises, instruments et amplis, Jacques Douai, Brassens et toutes les bandes de jazz et de brésilien, on va faire un tour sur le pont. Un bateau ça se découvre à la manière d'un chat qui prend possession d'un nouvel appartement, car il va falloir se contenter de ce petit territoire pendant 17 jours..."


Texte de Philou : L'équipage chinois travaille en silence. Après avoir baissé les grues et amarré les containers sur le pont, ils piquent la rouille, travail fastidieux et pourtant nécessaire. Cela m'évoque mon service dans la marine à Toulon… La plus bénigne des punitions consistait à "piquer la rouille" sur la coque blindée du "Jean-Bart" ! Tarif minimum 4m² !

Ici, chacun à son travail, la vie s'organise, le rythme de la mer s'installe. Le lent bercement calme, étourdit un peu, plus de bruits aigus, mais simplement le ronronnement des machines, et tout de suite, tout est loin, très loin...

De temps en temps, à l'étrave, le bateau craque sous les coups de butoir des paquets de mer sur la coque, juste pour justifier leurs présences... Il n'y a pas grand chose à faire, mais la mer est tellement présente qu'il n'y a pas de place pour l'ennui.

Le "Ragna Bakke" n'est pas un paquebot mixte comme l'était le "Laos" des "Messageries Maritimes" c'est un cargo qui peut loger douze passagers dans six grandes cabines.

Exceptionnellement, nous ne sommes que quatre : nous et un couple d'australiens dans la soixantaine bien vite baptisés : "les ringards", souriants et oiseux mais qui ont le bon goût de ne pas entamer des rapports autres, que courtois.

Le capitaine et les officiers sont norvégiens comme le cargo. L'œil bleu très pâle et froid, assez austère, peu bavards et d'un grand calme, ce sont des personnages de Bergman : tragiques.

Après la démerde de San Francisco, les dollars parcimonieusement dépensés et les "pas-cher-mais-très-bon" que l'on se tambouillait, nous jouissons à présent d'un luxe inhabituel. C'est l'avantage des cargos mixes qui, pour un tarif souvent plus bas que les classes économiques des paquebots, dispensent un service de première classe.

Le bateau navigue à une allure constante, de 17 à 18 nœuds soit la vitesse de mon solex ! 24 h sur 24, il ronronne. Chaque jour, il faut retarder notre montre, avec le décalage horaire, on saute le mardi, gros évènement chez les ringards !


Bientôt 2 ans de voyage : Bilan...

Texte de Philou : Pour que nous puissions tirer des ressources suffisantes pour vivre et voyager, il y a deux choses que Francine a bien été obligée d'admettre : ne pas trop tenir compte de notre goût  personnel. Bien qu'au départ il s'agissait pour elle de chanter des vieilles chansons françaises tirées du répertoire de J. Douai, Francine s'est vite rendu compte que  pour gagner sa croûte, il fallait plaire, être commercial, vendable comme disent les imprésarios.

Pour moi, restait la possibilité de faire du commercial arrangé avec goût, délicatesse, et interprété avec sensibilité, de choisir les musiques de films tels que "Vivre pour vivre", "Un homme, une femme" de Francis Lai, "Les moulins de mon cœur" ou "Les parapluies de Cherbourg" de Michel Legrand (mon maître !). Toutes ces chansons m'avaient déjà été demandées et chantées lors de mon premier voyage au Japon.

Le second impératif auquel nous avons dû nous soumettre, c'est de changer pratiquement 1/3 du répertoire suivant chaque pays. Ce qui plaît dans l'un peut ramasser un "bid"  dans l'autre et vice versa.

"A Hong-Kong, il fallait  leur chanter du "Jean Sablon", les anglais l'adorent. A l'Ambassador Hôtel, on me demandait tous les soirs  "Un fiacre allait trottinant... ", à l'époque, je n'en connaissais pas le moindre couplet ...C'est un anglais qui m'a copié les paroles ! !

- Qui c'est c'ui là ? -T'étais pas née nénette qu'il chantait déjà, accompagné à ses débuts par Django... - Encore un ringard...! J'ai essayé vainement d'imposer à Francine : "Le petit souper aux chandelles de Misraki"... Prétexte du refus : y'avait trop de nouveaux accords de guitare ! Prétexte à engueulade !


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Le bateau navigue à une allure constante, de 17 à 18 nœuds soit 30 km/h environ, 24 h sur 24, il ronronne. Chaque jour, il faut retarder notre montre, avec le décalage horaire, on saute le mardi, gros évènement chez les ringards !

Texte de  Francine : Nous arrivons presque au terme de la traversée, une retraite de 18 jours après la lutte pour le beefsteak, la course aux contrats, les démarches, les émotions, les déceptions : une halte, une trève dans la bagarre...

Le corps et l'esprit se détendent, la peau se dore, les muscles s'endorment au soleil, l'esprit s'engourdit, le moment présent est aussi lisse que le précédent et le suivant, aucune distraction, aucun divertissement pour l'esprit.

Des heures s'émerveillent à regarder l'océan, le sillage bruissant de la poupe les marsouins farfelus faisant leur cinéma à la moindre caisse d'ordures jetée par dessus bord !  Les poissons volants, surpris par l'étrave, s'enlibellent, fugaces, rident l'eau bleue  sur quelques mètres et repiquent pressés et nerveux. La mer nous hypnotise, c'est le médium du souvenir.                                                 (Dixit Francine)

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 Très précisément, sans passion, libéré par le temps et l'espace, on revit le Mexique et le Canada, deux entités qui s'alignent et  se comparent : après maintenant deux ans de voyage, une sensation très nette et très générale d'avoir vécu,  d'avoir donné de nos personnes, d'avoir été secoués, ballotés, meurtris, souvent dupés, de n'avoir pas été sérieusement malades l'un ou l'autre... d'avoir fait beaucoup d'efforts,  et d'avoir vécu pas mal de situations merdiques !

Mais en même temps cette sensation toute paradoxale et toute aussi évidente, comme nourrie, trempée : la sensation d'avoir été heureux et privilégiés.  "Quand on se bat, on est tout entier dans le moment. Mieux vaut ne pas savoir. Mieux vaut ne pas toujours avoir cette vision d'ensemble : ça fait froidement l'addition, ça fait les tromperies, les illusions, les faux espoirs et combien de temps perdu à rêver et à y croire." (Dixit Francine)


Mexique ?... Québec ? ...

Le plus terrible au Mexique fut l'acceptation forcée d'un état de fait qui  caractérise le tempérament mexicain. Non que leur comportement soit désagréable en soi, ils ont une façon de vivre, de pleurer, d'aimer, une notion du temps qui leur est propre…

En vacances, ou du moins en tant que spectateur désireux de les découvrir et de les comprendre, le Mexique est sans nul doute un pays passionnant, au passé très riche et aux paysages flamboyants, le mexicain a son humour, sa façon de résister aux gringos qui pour certains s'appelle hypocrisie et pour d'autre malice.

Hélas, nous n'étions ni en voyage touristique, ni en expédition, il fallait gagner notre croûte, n'étions plus le cochon payant, mais le "gringo" dans le besoin...

Le nationalisme passionné du mexicain essaie d'abord de repousser l'élément étranger. S'il s'accroche, attention aux yeux ! une épreuve de force s'engage : le " oui " sera toujours auréolé d'un éclatant sourire. On ne se souvient pas avoir essuyé un refus mexicain. Finalement, l'espoir devient attente et celle-ci usée par le temps se dissout sournoisement en angoisse.

Comme nous n'avions jamais assez d'argent pour décider les hésitants, nous étions emportés par un tourbillon sans fin de paroles rétractées, de " oui " suivis de " mais", de sommes à payer, de  délais prolongés, d'un tampon qui manque, d'une signature, d'une autorisation, etc., et le temps qui passe, le temps perdu, et les crises de nerfs rengorgées.

Après 8 mois de Mexique, nous étions dans un état lamentable d'excitation nerveuse, irritable et pessimiste. "Francine, t'as eu du cran de me supporter, j'ai dû être un sacré emmerdeur !"

Au Mexique, ou tu joues le jeu ou tu crèves d'épuisement dans des convulsions d'épilepsie qui n'auront pas d'autres effets que des compatissants "momentito"!, "manana" ! "mas tarde"! Une question nous a souvent été demandée :

- "N'ayant jamais chanté ensemble en public, étant franchement mauvais, vous le reconnaissez vous-même, comment avez-vous pu dans ces conditions décrocher votre premier travail à la "Llave de Oro" ?

Comment ? : je crois que nous avions la foi tout simplement. Aussi, à notre arrivée au Canada, ce fut l'enthousiasme. C'était tellement différent ! Le fonctionnel américain, le mécanisme bien huilé, les rendez-vous à point, les paroles tenues.

Enfin des gens sérieux ! Plus de marchandages, plus de courses aux taxis, fini la comédie, les interminables explications : "Nosomos gringos, estudiantes franceses, no tenemos dinero !".

C'était tellement beau que du coup le Canada devenait une terre promise. Nous l'aurions peut-être cru quelque temps si notre "accent français" n'était pas venu tout gâcher et fermer toutes les portes intéressantes de la chanson.

Nous étions condamnés à végéter dans les cabarets vulgaires et déprimants après avoir chanté au Mexique dans les plus beaux endroits.

Indiscutablement, on intéressait notre agent de Montréal qui voulait nous faire graver un 45 tours en octobre et pensait  "pogner un Hit-Parade" avec nous. Seulement, devenir un objet de consommation comme Mireille Mathieu et tant d'autres innocents coupables...

 On n'était pas encore tombés si bas ! Ah oui ! du fric on en aurait gagné en masse... On aurait fait d'la gross'piass' pis tout' les maudit'tavernes de province, crisse... Si nous y sommes restés si longtemps, une longue année pleine d'neige, c'est que pour en sortir, il fallait d'ces maudites piass'...

Nous avons pourtant été heureux, nous avons eu le temps de se pénétrer du " jouale ",  cette langue qui rigodonne ou qui crache de la misère, ce "langage en action" qui a le mérite comme tout langage parallèle, d'être vivant, créatif, poétique, critique et subversif puisqu'il est toujours à la pointe de la conscience collective.

Mais à force de gueuler contre un pays qui vous reçoit mal, à force de se faire traiter de "maudits français", à force d'en baver, à force d'y rire, d'y pleurer et d'y chanter, on ne peut rester indifférent à une terre où l'on a vécu, où l'on a laissé des amis, où l'on a laissé un peu de soi-même et quand   on prononce devant moi le mot de "Québec", j'ai ce petit sursaut involontaire qui n'est ni celui d'un ami, ni celui d'un étranger.

(46 ans plus tard, j'ai l'impression que Francine et moi avions écrit cette analyse ensemble…)


Philou : Toute la première partie de ce voyage, depuis New-York jusqu'au Québec, a été écrite par Francine. En ce qui concerne le Québec, elle n'a pas hésité à relever toutes les phrases courantes du parler "joual". Puis, notre vie, "nord-américaine" aidant, petit à petit, son envie d'écrire, de taper ses textes s'est émoussée…

En 1976, à "Sveti Marco" je faisais partie de l'équipe d'animation du Club Méditerranée, c'est au cours de cette saison que je me suis mis à la tâche : réécrire nos souvenirs…

Restaient des dates ainsi que des notes manuscrites de Francine, de plus en plus espacées...


Suite dans la page suivante :

Le Duo à Hong-Kong

 

Dans le livre ci-dessous (235 pages) vous pourrez lire : 

1° La vie d'un jazzman à Paris de 1959 à février 64

2°Celles du 1°voyage de Philou, vécues en célibataire en de mars 64 à fin décembre 65...

3°Celles vécues en duo pendant 4 ans (aux deux tiers écrite par Francine).

4°Enfin la vie d'un musicien seul à Hong-Kong, au Laos et en Thaïlande que contient ce livre édité à compte d'auteur. 

Ce livre existe en DVD

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