Première répètes du Duo

Premières répètes du Duo         


25 novembre 1969. Textes de Francine. Notre piaule est envahie de sons électroniques, de sifflements Larsen, les vitres et les portes du placard vibrent sous les retentissants 1 2... 1 2 3... 1 2 3 4... qui se cognent et se répondent dans le maigre espace des quatre murs de béton. Philou s'amuse avec ses joujoux, tourne les boutons, affairé, consolide les jacks à l'aide du fer à souder, asperge la table de flaques de soudure brillante. Ça marche !

Première roucoulades… au programme : "Le Roi Renaud" et "Le Fiacre". La pièce est décidément petite, les micros résonnent dans le tympan, un sérieux de cathédrale. - A partir d'aujourd'hui, on répète 4 h par jour.

Un peu déroutés de chanter dans un micro, à la fois l'impression d'une dimension supplémentaire et la sensation de n'être plus maître de la situation. - T'en fais pas, ça va venir !..  J'y arriverai jamais, on chante faux… t'entends pas ? - Quoi, on chante faux ? Forcément, on n'est pas habitués ! Raison de plus pour répéter, allez, recommence, 1 2...

Avant chaque répétition, on vocalise avec Tosca, notre professeur de chant de Paris, Toska qui nous a offert et bénéficie tous les jours et pendant un mois de sa compétence : " Je ne vais pas les laisser partir au Brésil comme ça, ces deux oiseaux là…" avait-elle dit !

Elle nous a laissé ses arpèges d'accompagnements sur bande magnétique : "A A A, O O O, I I I…" Ça dérouille la gorge et force à respirer.


Une étrange rencontre ...

Comment tu comprends ça, j'ai téléphoné 3 fois à Raphaël aujourd'hui et ça répond dans un salon de coiffure ? - On n'a qu'à aller chez lui.  J'ai la flemme d'y aller à pied et pour les taxis, tu peux toujours courir à cette heure-ci ! - En stop alors...

On descend jusqu'à l'entrée du boulevard périphérique ; tout de suite, une voiture s'arrête.- Colonia Irrigacion !

Un type, lunettes noires, assez puissant. - De donde vienen ? On lui raconte notre voyage. -I want to help you. Comme Philou ne parle pas espagnol, il sort un anglais très roulé qui lui donne des mines de marchand de tapis. Il pose beaucoup de questions. C'est très désagréable, ses lunettes noires.

Très prévenant, il nous conduit jusque devant la porte de Raphaël. Personne, on dirait qu'il le savait. - You understand, now why I want to try my best for you. I want to help you. I am a lawyer...

Un avocat, ça tombe à pic. Côté papiers, on s'informe, est-ce qu'on a le droit de travailler ? - Pues, hay un sidicato, la Anda." Tous les artistes étrangers, dit-il, doivent s'y inscrire pour travailler au Mexique.

Même Gina Lolobrigida, lorsqu'elle est venue tourner un film… Personne n'y échappe, même pour un contrat de quelques jours. Enfin du palpable, du concret, on a eu une riche idée de faire du stop ; demain on ira aux renseignements.

On s'attable à un restaurant de la Zona Rosa, le "Dennys", rien d'autre qu'un snack américain mais ici, ça fait bien, comme les "Wimpy" à Paris, on se gargarise de hamburgers-ketchup parce qu'on s'imagine que manger américain ça fait évolué… - Me Ilamo Efraïm.

- Je vais vous donner un conseil, dit-il, - Quand vous voyez quelqu'un pour la première fois et que vous voulez savoir à qui vous avez à faire, regardez ses mains, les mains, ça ne trompe pas…

Instinctivement on les regarde, ses paluches, deux grosses mains velues et boudinées, les articulations fortes et les ongles encrassés comme peuvent l'être ceux d'un mécanicien.

Pour un avocat, ça ne colle pas ; c'est peut-être voulu, son histoire, mais dans quel but ? Il a quand même sorti ses lunettes noires… sympathique, non, pas du tout, il répète qu'il veut nous aider et fixe un rendez-vous pour le lendemain. Pourquoi pas ?


    Notre logeuse...

En plein boum, c'est la répète. On a prévenu la propriétaire pour qu'elle ne s'inquiète pas du bruit. Elle a acquiescé, puis a demande un dépôt de la valeur d'un mois de loyer.

Elle a signé le reçu dans le calme de ses grandes pièces vieillottes encombrées de tapis, dentelles et grands cadres de monseigneur untel, sérénissime à triple menton, de la révérente cousine supérieure de couvent, sans oublier la Vierge fleurie et le Christ mourant dans ses couleurs fanées. "Elle ne vous remboursera pas", a dit le prophète Efraïm.


Ah ! ce "Roi Renaud"

Quand au "Roi Renaud", c'est pas de la tarte ! On enregistre : désolant ! " On va y arriver", répète Philou. "Un homme et une femme" : incertain, très timide ! "Le Fiacre": un peu mieux, c'est plus facile…

Au bout de 3 h les murs nous étouffent, ça dégénère, ça finit par un coup de gueule. Heureusement qu'il y a la terrasse pour s'aérer et se calmer les nerfs.


"Insurgentes" et les "mariachis"

A 10 h, Efraïm klaxonne à la grille. 2 h de retard, on ne l'attendait plus. Aujourd'hui, annonce-t-il, je tiens à vous faire visiter Mexico, qu'est-ce que vous aimeriez voir ? - Quelque chose de typiquement mexicain. - Muy bien !

Ce soir, il a une voiture singulière, une vieille Cadillac très haute sur pattes. C'est, paraît-il, sa voiture préférée. Il a quelque mal à la faire démarrer. Une carrosserie et un moteur de musée. Il tire des fils sous le tableau de bord. Rien. Il sort de la voiture et plonge son corps massif dans les profondeurs du capot. Et jaillit l'étincelle magique du contact. - Andale !

Le véhicule descend l'avenue "Insurgentes", la plus longue du monde, dit-il. Il attend une exclamation admirative qui vient poliment. "Insurgentes" fourmille de boîtes, restaurants, night-clubs, la Cadillac hoquette dans le flot lumineux des phares et des enseignes et se range hardiment devant un restaurant, "El gallo".

Pour être typiquement mexicain, c'est typiquement touriste, un vrai paradis pour gringos à chemises à fleurs. Autour des tables circulent les "mariachis". - La Llorona, por favor !

Une musique triste et allègre à la fois, une lumineuse nostalgie ; le brillant des trompettes, la virtuosité des violons, la plainte grandiloquente des voix sur le fond rythmique des guitares et du guitaron, grosse guitare-basse à fond bombé. Dommage que les musiciens roupillent sur des passions mortes et des douleurs mécaniques. C'est chouette, mais ça bande pas !

Efraïm se détend, esquisse un sourire sans regard. - Demain je prends l'Alfa-Roméo, j'ai sept voitures…

- C'est beaucoup ! Maintenant que la voiture est partie pour de bon, il veut nous faire visiter Mexico. Pas trop long..., supplie-t-on, on est fatigués ! On commence à en avoir marre de sa binette. Répond pas.


Tlatelolco, et ses émeutes...

- Do you know Tlatelolco ? - No. C'est, qui l'ignore ?, l'endroit où se sont déroulées les émeutes pendant les jeux Olympiques. Il était là, lui, avec l'armée. - Vous voyez cette place ? dit-il. Oui, on la voit cette place encore hantée, nous semble-t-il, de fantômes sanglants. Il continue :

- C'était noir de monde, tous les étudiants, toute la foule rassemblée là, les femmes et les enfants, ça criait. L'armée est arrivée, ils ont averti : "Dispersez-vous ou nous tirons !"…

Ils n'ont pas bougé, ces idiots ! Alors nous, on a tiré dans le tas. Des balcons là-haut, des corps sont tombés. La panique, si vous aviez vu ça ! La foule a commencé à courir et c'est à ce moment que nous avons chargé…

Des morts partout, plus de 400... Vous voyez ici ce tas de ferraille, vous savez ce que c'était ? Une pompe à essence… des étudiantes s'étaient cachées derrière mais nous on les avait vu, les chars ont tout écrasés, tout, si vous voulez regarder, il y a encore les taches de sang…

Ils sont fous, complètement fous, mais ils l'ont bien cherché, qu'en pensez-vous ? C'était ça la ballade touristique ! On a beaucoup apprécié le "nous" et la complaisance morbide. En tout cas, son jeu est clair, il veut nous faire parler.

- Qu'en pensez-vous ? Vous ne dites rien. Je comprends, vous êtes de leur côté, vous êtes jeunes, c'est bien compréhensible...

- On n'était pas là… Il continue : - La prison ici, c'est très bien. Si vous êtes internés, vous pouvez obtenir ce que vous voulez, télévision, repas des meilleurs restaurants servis à domicile, un grand lit confortable. Si vous avez les moyens, bien sûr.

Vous pouvez recevoir la visite de votre femme une fois par semaine. Les gardiens sont compréhensifs, ils s'éclipsent un moment, vous voyez ce que je veux dire ? …  Evidemment, il faut payer.

- Vous ne dites rien ? Nous sommes rusés dans la police. Il rigole tout seul... continue… : Un type est acquitté dans un procès, pas de preuves. Alors on le relâche, on lui dit : tu es libre ! Il se met à courir de toutes ses forces, parce qu'il sait... Et, tac ! tac ! tac !

Efraïm singe la trépidation de la mitraillette, le rictus baveux, puis éclate de rire. - Vous avez compris ?   Demain à 8 h, je passe vous chercher ?


  "Asociacion Nacional de los Artistas"

Le voilà enfin ce fameux building. "Seccion de los Estrangeros". Ah! il y a donc des étrangers qui travaillent ici. Une secrétaire fraîche et souriante nous renseigne. - Imatriculacion ? — Si, si !

Pour s'inscrire, il faut, dit-elle, réunir un dossier comprenant des preuves de notre activité professionnelle, c'est-à-dire des exemplaires de contrats précédents, des photos professionnelles, un disque si possible, un contrat au Mexique motivant notre inscription et 2 500 pesos de frais d'inscription si la demande est acceptée par la "Anda" d'abord et le gouvernement ensuite. Positif. La grosse inconnue reste le contrat à obtenir...- Sabe si hay artistas franceses en la Anda ?

Obligeante, elle tape un nom et un numéro de téléphone. Monique George… Ça peut servir. Un souffle d'optimisme nous porte jusqu'à notre piaule de Polanco.


- C'est pas l'tout, maintenant, répétition ! On attaque un pot-pourri 1900, "Viens poupoule !", "La Java ", "J'ai ma combine ", "Mon village". Philou dit que ça va plaire. -Tu vas voir si ça va marcher...


Encore Efraïm !

11h 30. Une voiture klaxonne à la grille -Merde c'est Efraïm ! - Que tal ? On va faire un tour? - C'est qu'on est très fatigués, on était en train de répéter... - 10 mn, c'est tout, on va essayer mon Alpha-Roméo. On sort. Ouin une Alpha-Roméo et rouge !! C'est pas que ça nous impressionne , nous, on préfère la 2 cv mais qu'il ai tenu parole... -Vous aimez la vitesse ?- Non pas du tout ! - Vous allez voir.

On descend dans le boulevard périphérique. Efraïm pousse le moteur, aïe ! les vitesses craquent, j'en ai mal pour la voiture, la brute ! Le moteur mugit, pourtant on n'avance pas. -Y'a sûrement une 4 e vitesse quelque part… suggère Philou.

Répond pas. Vexé. Il passe quand même la 4 ième . - Y'a comme une drôle d'odeur ! Répond pas. Puis : -Voyez, je dépasse toutes les voitures !

-Tu parles, me glisse Philou, je peux le suivre avec ma 2 pattes ! L'accélérateur à fond, Efraïm brutalise ce qui fut un petit bijou et qui se traîne lamentablement sur l'autoroute.

Banlieue de Mexico, sinistre, on sort du "periferico" pour emprunter des routes sombres, des cases carrées, des ombres s'enfuient devant les phares. On rentre dans les bidonvilles. Silhouettes désoeuvrées, visages figés dans un éclair, noirs, inquiétants. Brusque coup de volant sur la droite, on rentre dans la nuit.

- Ici c'est très dangereux de s'arrêter, des couples qui ont voulu s'isoler ont été retrouvés égorgés... Silence.

La route devient chemin de terre puis terrain vague. Des buissons secs raclent les flancs du capot, crissent, la voiture bringuebale sur de grosses pierres qui cognent le châssis. Efraïm conduit comme un fou, rétrograde, les vitesses dérapent, il les replace à coups de poing, on rattrape un sentier aussi perdu, il ralentit...

- Supposez que j'arrête la voiture... je sors mon pistolet, il faut toujours avoir une arme sur soi, je le braque sur Philou et j'emmène Francine de force pour la violer. Francine, qu'est-ce que vous feriez ?

Le chemin est noir et désolé. Je suis à côté d'Efraïm et Philou derrière. Efraïm n'a pas tourné la tête, impassible derrière, ses lunettes noires, la mâchoire dure. -Ah! Ah! vous avez peur ! qu'est-ce que vous feriez, hein ?  - Je ne sais pas... mais sûrement que je ferais quelque chose !

Le silence reprend sa place, plus lourd que les mots. On arrive à un cul-de-sac. Le talus s'approche, sinistre, des touffes d'herbes oscillent dans le vent. Coup de frein. Je bute sur le tableau de bord.

- C'est une belle voiture que vous avez là, Efraïm, elle a combien de miles ?  ... Manœuvre. Marche avant, marche arrière. La voiture hésite, et lui ? Je guette la patte velue qui triture les vitesses. On repart. On est perdus, Efraïm va n'importe où. Tous terrains.

- Voyez cette colline ? C'est une caverne. Toute cette région m'appartient, c'est moi le chef, le caïd on m'appelle. Il y a quelque temps, des femmes disparaissaient sans laisser de traces. Alors moi, j'ai pris mes hommes, on a emporté les fusils et on a cherché. J'ai dit : "Allons dans la caverne". Personne ne s'y risque jamais, elle est maudite.

On est rentrés en pleine nuit et on a trouvé un vieux en loques. - Et les femmes ?  - Rien. Personne. Pas de traces. Si, une vingtaine de culottes étaient accrochées à la paroi...

Enfin quelques lumières, la voiture s'arrête devant un poste de garde avec un vigile en faction, on respire. -Esta bien ? - Muy bien, senor, muy bien !

Il a rectifié la position, soumis, il fait son compte rendu. C'est donc vrai ses histoires de caïd. Un chemin, une route, une grande route, et on replonge avec délice dans le "periferico" illuminé. - Qu'est-ce que vous pensez du sexe ?

-A quel sujet ? - Moi, je crois qu'il y a du sexe partout, qu'on parle de n'importe quoi, ça revient toujours au sexe. Il s'adresse à Philou : -Qu'est-ce que vous pensez des partouzes ? - Je suis bien avec Francine... . -Ah! "acaramelado"? (litt. : "collé avec du caramel")


A l'agence Marie-Robert

Calle Londres 24. Je sonne, résonne. Au bout de la petite cour sombre, une porte s'en trouve. -Je viens voir Marie Robert. - C'est moi, entrez !

La pièce est tellement sombre que je ne sens d'abord qu'une épaisse odeur de fumée confinée. Les rideaux sont tirés. Par terre une moquette douce, un mobilier près du sol, une large table ronde et basse ; dessus, photos, machine à écrire, paperasses, mégots, poufs et coussins.

Sur le mur quelques photos de mannequin et puis Marie Robert qui me regarde de ses yeux très noirs. La cinquantaine, le visage un peu bouffi, elle doit boire, des cheveux gras décolorés roux, emmêlés, un pantalon noir qui moule son ventre relâché, un pull sombre et des chaînes brillantes autour de la taille comme c'est la mode.

- Qu'est-ce que je peux faire pour vous ?  Un accent grasseyant des Pyrénées-Orientales je crois. -Je cherche du travail.

La chanteuse "Catherine Georges" m'a dit que vous auriez peut-être quelque chose pour moi. Elle m'observe de ses yeux noirs, lourds ; un de ses faux cils se décolle dans le coin de l'œil, elle essaie de le recoller.

- Vous êtes seule ? - Non, avec mon partenaire Philou on cherche du travail dans la chanson, mais c'est pas facile… alors en attendant, quelques photos… -Vous avez déjà posé ? - Non mais...

-Il faudra vous arranger un peu mieux. Vous savez, je travaille aussi comme imprésario. Avant, j'avais un club, "la Matraca", mais j'ai abandonné.

J'étais obligé de boire et je vivais la nuit. Maintenant je me lève tous les matins à 8 h, c'est une autre vie !..

Si vous voulez, je peux m'occuper de vous, j'ai beaucoup de relations, je connais tous les patrons. Pensez, ils venaient tous les soirs dans mon bar, c'était la rigolade chez moi !  -Ah oui ?

- A une condition, vous me signez un contrat d'exclusivité ! Je vous fais une faveur, je ne prendrai que 10 % au lieu de 15 % sur toutes les photos, commerciaux pour la télé, figuration de films, etc., et bien sûr sur les engagements que je vous procurerai.

-Vous pensez nous trouver du travail ? -J'en suis sûre ! Je connais tout le monde à Mexico, vous ne pouvez pas mieux tomber ! -Il faut que j'en parle à Philou.

-Il faudra vous faire un dossier de photos et surtout maquillez-vous. Alors, c'est d'accord ? Je vous attends mercredi...

Elle ne se lève pas et j'ai du mal à me décoller de cette atmosphère lourde et calfeutrée, de cette pénombre à confidences et chuchotements, peu propice aux discussions d'affaires.

- "Vous êtes amoureuse ?" Quelle drôle de question ! Et : "Il ne faut pas être trop amoureuse dans ce métier, enfin pas sérieusement..." Elle hoche la tête, un sourire de complice, lourd d'indulgence. - Ça, ça me regarde !

Elle hoche la tête, un sourire de complice, lourd d'indulgence. - Mais dites-moi comment avez-vous eu l'adresse de Catherine Georges ? -A la Anda...  -Vous vous débrouillez bien mes petits. A mercredi.


Ça swingue dans les répètes !

 - Fa mineur, mineur ! Pourquoi tu me fous toujours un accord majeur, c'est quelque chose !  - J'y arriverai jamais !   - Travaille  d'abord !  revois tes harmonies toute seule, après on verra. Et puis, dans "Le fiacre" quand tu dis : "Chouette Léon, c'est mon mari!"… rigole un peu, joue la comédie, merde ! c'est pourtant facile !

-Tu dis ça ! Imagine un peu tous les accords nouveaux à ingurgiter... Pourvu  qu'on n'ait pas une audition trop vite, ça s'rait la panique !

-Alors faut répéter... Mon professeur est optimiste mais intraitable. Il parle d'acheter un métronome... Heureusement qu'il est là parce que franchement, je suis plutôt minable. -Tu vas voir, ça va marcher !  Et "La java" repart pour la 20e fois.

- T'y es pas du tout, la "java vache". Ah ça se voit que t'es jamais allée au bal à Wagram ! -Tout le monde peut pas être né à Malakoff ! 

- Oui, ben t'es plus à Chaville et puis maintenant, il faut que tu gagnes ta croûte, ah! il faut les  dresser ces nénettes..


                       Encore Efraïm...                                                                                     La bonne de la propriétaire passe une tête. - Un senor...para ustedes...  -Merde, c'est Efraïm, en pleine après-midi !

Je le fais monter. Volumineux, puissant, il gravit les marches qui mènent à notre poulailler, suivi d'un type jeune, timide et servile. - On est en pleine répétition...

- Demain soir, vous êtes libres ? - Oui, pourquoi ? - Vous passez à la télévision. Vous chantez trois chansons, c'est payé 1000 pesos. - Oui, mais, qu'est-ce qu'on va chanter ?

C'est presque une tuile sa proposition. Enfin disons toujours oui. -Vous voulez nous écoutez ? Il s'affale sur une chaise. L'autre reste debout, gêné.

- D'abord "Le Roi Renaud". - Je crois que les gens aimeraient quelque chose de plus gai. - Alors "Le Fiacre". - Oui ! OK ! ça va, je passe vous chercher demain à 8h.

Il se lève. - Nous sommes allés à la Anda. On ne peut pas chanter sans être inscrits...

- Ne vous en faites pas, j'arrange tout. Vous voulez changer vos papiers ? C'est facile. Je peux vous faire aller jusqu'à la frontière des Etats-Unis dans un avion militaire. Ne parlez de rien, vous dites que vous venez de ma part. Mais vous ne pourriez pas y aller ensemble.

Francine, vous auriez peur de prendre l'avion toute seule ? — Non.

Je sais que nous n'irons pas, mais je pense qu'il peut encore nous être utile, après tout, c'est lui qui nous a parlé le premier de la Anda.

- Je vous vois demain à 8 h. — Mais les amplis ? -Vous emportez tout.Ah... Il s'en va, suivi de son ombre silencieuse. Une télé, alors ça, vite faut répéter !

A 8 h, un peu émue, je me pomponne… On a choisi "Le Fiacre", "L'amour est bleu" et "Céline", les seules chansons qu'on sache à peu près.

- Tu feras attention pour les paroles… - Mais oui... écoute je suis déjà assez énervée… - J'espère qu'on ne va pas passer en direct !  Il est 8 h 30. Qu'est-ce qu'il fout !

Le temps commence à peser, ce n'est plus émus mais oppressés que nous sommes. - On va être à la bourre en plus ! Je descends téléphoner. Chez lui personne. - Il m'a pourtant dit qu'il avait une femme et cinq gosses. Son bureau pareil.  - Écoute, il aurait téléphoné, il va arriver…

- Mais à la télé, tu ne crois pas qu'ils vont nous attendre toute la nuit ! 9 h... 9 h 30... - C'est pas possible, moi je me couche, je ne peux plus attendre. De toute façon, je ne suis pas en état de chanter maintenant, ça serait la catastrophe ! A minuit toujours pas d'Efraïm.

- Quel salaud, il nous a bien eus. Il n'a pas intérêt à se pointer maintenant. Je ne veux plus le voir, t'as compris, je ne veux plus le voir ! Ya!


Avec Tomas Ségovia, poête et écrivain

Le père de Raphaël, Tomas, est là, tout simplement. Je l'ai appelé : "On est déprimés ce soir..." et il est venu nous chercher sans explications.

-Je vais vous montrer Coyoacan, c'est le plus beau quartier de Mexico, c'est là que j'aimerais habiter. On descend Insurgentes et on continue encore à descendre jusqu'au sud de la ville. Il se met à nous parler de son fils, sa principale préoccupation.

- J'ai dit à Raphaël, fais attention ! mais il est très têtu, il ne m'écoute pas. Il ne croit pas que la drogue ici au Mexique est liée aux bas-fonds.

Enfin, maintenant, il est à Acapulco pour monter cette revue. En attendant, il n'étudie pas, mais je ne veux pas le forcer. Il me dit que c'est une expérience extraordinaire cette vie en communauté et puis il est amoureux...

Vous avez lu dans les journaux ? : le gouvernement mexicain veut chasser les hippies américains du territoire parce qu'ils amèneraient la corruption, le vice et la drogue.

La drogue au Mexique ? Non. Vous, étrangers, vous vous indignez, bien sûr, mais imaginez ce que représentent ces hippies pour les Indiens... Où est-elle encore, cette rue ? Je parie que je me suis encore trompé !

Il continue : Dans le petit village où je viens d'acheter ma maison, il y a un groupe de hippies qui a débarqué un jour dans la maison d'un ami absent. L'arrivé de cette vieille Chevrolet a bouleversé le village. Une vieille Chevrolet aux U.S.A. c'est une ruine mais ici, pour les Indiens, c'est une fortune…

Ils ont installé une chaîne stéréo qui s'est mise à balayer le village de rythmes psychédéliques, ces pauvres Indiens n'avaient jamais entendu cette musique et surtout pas aussi fort ! Ils m'ont dit très gentiment, avec leur humour particulier :

" Ces jeunes nous font peur : quand ils marchent on dirait qu'ils dorment et ils s'en vont tout seuls dans la montagne, c'est dangereux, ils pourraient tomber !".

Allusion subtile, il continue : - Ils voyagent 24 h sur 24…  Imaginez dans ce petit village, ces jeunes hirsutes qui ont de l'argent puisqu'ils ne travaillent pas ; ils ont une voiture, une stéréo, engin quasi magique, ils fument de l'herbe et cependant ils sont habillés comme le plus misérable des Indiens et encore avec moins de propreté, moins de fierté et de pudeur...

Car lui, l'Indien, s'il avait de l'argent, ce serait pour s'acheter un pantalon neuf, une chemise et de belles chaussures. Comment voulez-vous que les Indiens comprennent ces jeunes Américains ?

- Les U.S.A. sont un pays insolent, ils peuvent se payer le luxe d'une jeunesse en marge du système, non productrice, mais pour les Indiens c'est de la provocation ! Qu'ils comprennent le contexte américain c'est bien sûr impossible, alors que reste-t-il ? : des singeries, des jeunes qui s'amusent à vivre comme eux, les ridiculisent, violant leur tranquillité...

   On est arrivés… ici se trouvent les plus belles demeures de Mexico. La voiture de Tomas avance un peu comme elle veut, trajet incertain, trottinement follet aux fantaisies de la conversation.

Pour Tomas, c'est la machine avec ses mystères, ses caprices, il ne veut pas interférer. La nuit, Coyoacan est mystérieuse. Des murs hauts où croule la verdure, impasses qui débouchent sur de petits patios intimes où gargouille une fontaine, grilles en fer forgé, mystère d'un jardin dans l'ombre, maisons de rêve, tout ici excite l'imagination, évoque, suggère, rappelle, les pierres racontent, les arbres fredonnent, les fleurs féminisent la violence de l'évocation.

Dans la pénombre, les façades vives continuent à éclater l'enthousiasme, de chaleur, rose intense, jaune plus chaud que citron, jaune lumière, pierres harmonieuses, balcons torsadés, rebondis, porches englycinés, rebondissement fantaisiste des pavés, qui cherchent leur place patiemment au fil des ans, des pas répétés, piqués de touffes d'herbe ingénue.

On arrête notre promenade dans un restaurant où veille un chien de pierre. - Ce n'est pas un chien, c'est un coyote, "El coyote loco". Mais vous, où en sont vos investigations ?

On raconte, le mystérieux Efraïm, ses troublantes conversations. - Ah, j'oubliais la dernière, il nous a confié avoir tué sa première femme parce qu'elle l'avait trompé. - Mais vous avez affaire à un cacique !


Un cacique, c'est un chef...

un maître absolu qui règne sur un territoire délimmité. Il fait le racket des commerces, contrôle tout, prélève les taxes, surveille la drogue ; la police comme le banditisme est entre ses mains, il peut dénoncer, emprisonner, exploiter, supprimer sans impunité.

C'est une sorte de bandit légal, toléré parce qu'utile, à la fois maquereau, indicateur, politique ou autre. Les caciques n'ont aucun titre légal, ils se sont imposés par la force, la violence, le meurtre et forment une réalité sociale souterraine.

Mieux vaut cesser vos relations, quelles que soient ses intentions profondes, vous seriez tôt ou tard impliqués par quelque façon. Le Mexique, quoi qu'on en dise, est un pays dangereux...

Depuis New-York, Efraïm nous semblait le dernier maillon de notre "surveillance".

A Paris nous avions reçu un visa "indefinitly " sans l'avoir demandé !!! Et... on avait oublié que Francine était membre du mouvement du 22 mars 1968 !


 Au "Can-Can"...

 Timidement on entre au "Can-can" :  - Una ! dos ! una dos ! plus haut la jambe ! Elles me feront devenir folle, ces filles, et ça se dit danseuses, regardez-les, elles sont déjà épuisées ! Mais avant de danser, on se chauffe les muscles, bon sang ! Ça y est, elles ricanent.

Quand je pense qu'elles se sont plaintes à la Anda parce que, soi-disant, je les brutalisais, je t'en foutrais ! Jean-Pierre et moi on a étudié le can-can et il n'y a rien de plus difficile, il y en a très peu qui savent vraiment le danser. Mais ces grandes gourdes, elles ne sauront jamais rien faire, tout ce qu'elles cherchent, un protecteur et des pesos ; j'en ai plein le dos de faire la chorégraphie ici !

Aujourd'hui, on essaie au "Can-Can". Nicole rage, elle s'affale dans sa loge, transpirante, ses jambes musclées largement écartées. Des petits culs, des gros culs nous frôlent dans le couloir étroit des coulisses, jetant leurs odeurs intimes de corps chauds, d'aisselles humides, de parfum entêtant et de poudre de riz.

Ça glousse, ça cavalcade dans le dédale des paravents fanés, ça se faufile entre les grands jupons pendus, les plumes d'autruche frémissantes, les bottines perlées d'interminables boutons et boutonnières. 

- C'est érotique les bottines, dit Philou, déshabiller une femme c'était autrement plus excitant, quel suspens ! -Tu parles d'un boulot !  - Où est Jaime ? -Tu cherches Jaime ? tu vas sûrement le trouver, je viens de le voir ! - Voilà Jaime, je vous laisse...

Jaime dirige la revue du café-théâtre Can-Can. La reconstitution est très réussie, un petit bijou d'intimité, de velours rouge bien rembourré. On se présente, on est Français, on a bien sûr un répertoire tout à fait d'époque (?) et s'il monte une nouvelle revue... enfin...

-Tienen que hacer un ensayo ! - Si, si ! … sûr qu'on veut faire une audition ! - Juevez, a las tres ! - Muy bien, nos vemos a las tres.

Un essai, nous allons enfin sortir de l'anonymat, de l'amateurisme, de notre piaule exiguë ! Nous allons affronter, enfin, une oreille critique, notre travail va sortir de l'ombre pour devenir réalité, bonne ou mauvaise, ça va être la grande confrontation. On exulte, un peu fous, bêtement heureux, sournoisement inquiets car on vient de sentir le premier serrement sourd de cette maladie qu'on nomme : le trac.                                         


    Efraïm a téléphoné. La télé est remise. Nous ne sommes plus intéressés. Réponse évasive, prétextes fallacieux, il faut en finir. Sous l'aiguillon de l'audition proche, les répètes se font fiévreuses, contractées, de moindre efficacité.


Chez Catherine...

- Catherine. On a une audition jeudi ! - Eh bien ! mes enfants, bravo ! Le "Can-Can" est une des meilleures boîtes de Mexico, après vous allez être lancés, ils payent bien et en plus ils font signer des contrats de 6 mois en général.

- Et la Marie ? - Si vous voulez mon avis, qu'elle attende pour l'instant. Vous dites ? Un contrat d'exclusivité ? Ne signez pas, elle a mauvaise réputation, elle a fait la foire avec tout Mexico ! Enfin je ne veux pas vous influencer, c'est toujours seul qu'on fait sa carrière. On va arroser ça, je vous emmène au "Rigus"».


Premier bœuf au "Rigus"

68 12 tony groupe de jazz


Le sourire de Paul Newman, l'ingénuité de Perkins, selon les termes de Catherine, maternelle. Tony est beau c'est vrai. - "Il a un sale caractère", dit Catherine avec admiration, "Il ne peut pas rester plus de 15 jours dans le même orchestre ! "

On rentre au "Rigus", une boîte de jazz sur Insurgentes, ça sent le pot. Philou est content, depuis le temps qu'il voulait faire le bœuf, et si Catherine nous a pris sous son aile, c'est bien un peu parce que Philou comme le beau Tony est un jazzman. Elle gronde : - Rien à faire, il ne veut pas comprendre qu'il faut être commercial de temps en temps. - Je le comprends !

Catherine en rosit, elle couve Tony de toute son exubérance de femme épanouie. -Vamos a hechar la paloma ? (On va faire un boeuf ?) C'est la première parole de Tony ; il remplace les présentations par un sourire d'ange rêveur.

- Il a 23 ans et c'est un des meilleurs pianistes de Mexico ; mais voilà, il est trop moderne. ! D'après Philou, le guitariste joue dans l'esprit Wess Montgomery : "Une sacrée pointure !!"

- Celui-là c'est Tonio, l'ex-amant de Gloria Lasso ; il l'aime toujours mais elle, c'est une folle, elle se pique, elle picole et comme sauteuse… ! Ici, c'est la grande vedette.

Tony est parti sans annoncer le thème, les musiciens s'écoutent, se sentent, excités par la présence de nouveaux musiciens, ils sont prêts à donner le meilleur. Un chorus, puis deux, Philou se détend, Tony lui sourit, ils s'entendent bien.

- Quieren tomar algo ? - Una conga !  Dos congas ! - Muy bien. Catherine, la grande Catherine qui fut la fureur de Mexico, celle qui a eu son nom marqué plus gros que Ray Charles, "Catherine Georges chanteuse de jazz" !, sans mentir !, la toute virevoltante, la pétulante, la "Petite Femme de Paris", la "Viva Maria" du Mexique héroïque, l'extravagante, la charmeuse, l'éloquente, la suggestive, l'allumeuse, l'agasse-pissette, s'est tue…

Elle écoute ou plutôt elle boit des yeux son Tony… Lui s'est lancé dans un chorus compliqué, harmonies atonales, presque du free ; c'est de loin le plus moderne, il entend l'affirmer ; mais il laisse, élégant et complice, plusieurs chorus au bassiste Philou qui se régale... depuis le temps...

Ce n'est certes pas avec moi qu'il peut prendre son pied à travers les répétitions orageuses qui finissent fatalement en engueulades quand l'excitation et la fatigue couronnent nos trois heures quotidiennes de travail.

Après 15 min de chorus, les musiciens reviennent au thème, c'est fini. Philou rend la basse, Tony lui glisse quelques mots. Un signe évasif aux autres musiciens mexicains, il a bien le sale caractère d'un jazzman.

Aussitot, l'orchestre repart dans une folie du tonnerre de Dieu, un rythme de furie allègre s'installe, la samba balaie l'austère ésotérisme du jazz. Tony fait la grimace, hautain : "Commercial !"...

Nous, nous frémissons devant cette musique folle, cet appel irrépressible. Une chanteuse brésilienne bondit sur la scène, opulente, ondulante. "Mas que nada", "O pato", la féerie du Carnaval, éloquence rythmique, le surdo, la cloche agogo, la cuica, la caisse claire, le tambourin et tout-ce-sur-quoi-on-peut-taper, ça déménage !

Merde, si c'est ça ici le commercial ! On apprendra plus tard que la dite chanteuse . C'était la brésilienne Elis Regina…


Il fait froid ! ! !

Il pleut, depuis longtemps la répète est terminée. C'est l'heure délicieuse où on se mijote la popote en écoutant sans fin Jacques Douai, Brassens et les bandes de jazz savamment sélectionnées par Philou pour faire mon "éducation".

Il fait froid. Mexico est à 2.400 m et, la nuit, le vent souffle sur la ville l'air glacé des volcans enneigés tout proches, alors qu'à 12 h on prenait le soleil à poil sur la terrasse.


  Au "Can-can", l'audition…

Ça y est, le matériel est monté, Philou a tout vérifié, accorde les instruments, place les médiators sous les cordes et pose sur l'ampli la maigre liste des morceaux choisis.

J'ai l'estomac qui gargouille. Philou en costard, mais oui ! moi avec la même et identique robe que  je porte pour toutes les visites importantes, achetée à Paris parce qu'elle faisait mexicaine, en fait pas du tout, mais qu'importe.

Je me brosse les cheveux. -T'as un peigne ? Non ! - On va prendre un verre ? - D'accord, on a besoin de se remonter.

Au bar voisin, on s'assoit, tendus. - Dos punches. - Calientes ? - No, frios ! - Frios ? - Ben oui quoi, froids !  Ça va pas marcher.- Arrête tes conneries et bois. — Moins cinq, on y va. .

On cherche partout Jaime. C'est pas le moment de nous filer un lapin. Le voilà.

Je prends la guitare, flageolante, les robes courtes c'est peut-être sexy mais ça dissimule mal l'émotion. On attaque "Le fiacre" parce que c'est le plus facile. Jaime, bedonnant, écoute, vautré dans un fauteuil. Il a de la chance celui-là… "Céline", "L'amour est bleu", "Un homme, une femme" et puis notre fameux "Pot pourri 1900", la pièce maîtresse… - Oui, très bien, continuez…

On se regarde, paniqués… c'est que… on n'a plus rien à chanter… - On peut recommencer si vous voulez ! Michèle, l'accordéoniste de Catherine, est venue nous assister. Elle a travaillé longtemps au "Can-Can" et connaît bien Jaime. Son œil bleu et calme n'exprime rien.

- Bon si vous voulez passer dans mon bureau... C'est fini. Michèle, l'avocat de la défense, discute avec Jaime, on n'a plus qu'à écouter la sentence.

— Siente se ! On s'assoie, le cul sur l'extrême bord des énormes fauteuils qui ne laissent pas le choix entre la rigidité ou l'affalement dans la moelleuse profondeur des vastes coussins, position peu propice à la situation.

C'est donc en arrêt, les yeux rivés sur le poussif Jaime, qu'on attend le verdict. Lui froisse des papiers, démantibule des piles de paperasses, ouvre des tiroirs et sort une feuille blanche, toute blanche… pour se donner une contenance ? Il n'en a pas besoin, c'est lui le patron.

- Combien demandez-vous ? - ??? Quoi ! Combien ?... on n'avait pas pensé à ça !  Philou me regarde médusé, sans inspiration, faut pas compter sur lui…

Je me rappelle à la hâte les conseils de Catherine ; demandez un gros chiffre, ils peuvent payer. Mais maintenant la somme me semble grotesque et c'est presque honteuse que je m'entends parler : - 60 dollars par jour ? -

Pues... Il fait la grimace, c'était fatal, on va le décourager. - C'est beaucoup, nous avons un budget, il faut comprendre, 45 dollars… On comprend tout et au-delà. - Saben bailar ?

Si je sais danser, bien sûr, mes cours de danse rythmique de la pension se transforment en école de ballets ! j'ai vu les mexicaines au travail. - Parce que j'aimerai vous incorporer à la revue. - C'est une très bonne idée. - Pour le répertoire, il faudra apprendre des chansons comme : "La Seine", "Sous les ponts de Paris", etc.  

- Pas de problèmes ! - Bon, voici mon numéro de téléphone, n'oubliez pas de me rappeler demain après-midi. Oublier ? il a de l'humour, ce Jaime !


 On vole chez Catherine qui habite à deux pas... Elle nous avait dit : tout ce qu'il y a d'intéressant se passe dans la "Zona Rosa". Nous qui habitons Polanco faisons figure, sinon de provinciaux, du moins de retraités en villégiature.

On sonne... Le moment n'est pas idéal, Catherine est en pleine conférence de presse. Elle trône au milieu du salon, volubile. Elle nous présente à la hâte un photographe et Tomas Avilan, journaliste.

Elle continue… Nous sommes relégués avec Tony dans un coin, mal à l'aise. Ça discute très fort dans le clan des adultes. Catherine n'aime pas du tout l'article que le "Avilan" en question a écrit sur le "Relais", son restaurant français, qu'elle gère en coopération avec son mari.

Ce n'est plus la cabotine, l'artiste, la chanteuse, c'est l'autoritaire femme d'affaires, la véritable Catherine.


La "mordida"

A la ANDA - On se présente... - Mme Guzman déléguée de la ANDA, ancienne comédienne : Jaime m'a expliqué votre situation mais il y a un problème... - Quel problème ? - Il doit vous inscrire à la ANDA  - Mais bien sûr !  

- Mon supérieur vient de me rappeler une des clauses du syndicat : il ne faut pas qu'il y ait plus de 25% d'étrangers dans le même établissement..

- Et alors? - Nous en sommes déjà à 30 % ... Elle explique qu'elle a déjà fermé les yeux mais que là... Elle ne peut plus. - Mais n'y a-t-il pas un moyen, puisque Jaime est d'accord...

Elle ne pense pas, c'est le règlement, elle veut bien en reparler mais... ce n'est pas elle qui décide, elle n'est que déléguée, il faut comprendre. On vient de comprendre. Elle attend…

Elle attend quoi ? un geste, un petit geste direct, quelque chose comme laisser tomber un billet, le ramasser et le : "Vous avez perdu quelque chose ?" ; seulement voilà, encore faut-il savoir combien, si ce n'est pas assez c'est une insulte et puis même, c'est impossible, en payant l'inscription on fait déjà des dettes.

Pourtant elle nous laisse bien le temps, papote avec Jaime. Puis, à regret, prend congé. -Vous voyez bien que je ne peux rien faire pour vous...

Elle a encore la prévenance de nous laisser sa carte, au cas où on aurait des remords, une petite attention… la "mordida" ça s'appelle, mais ce n'était qu'un mot folklorique qui pour nous sonnait avec sombrero, mariachi, ranchero et qui vient de s'incarner dans la cuisante réalité.

Mordida, sésame des mille et une nuits mexicaines et la porte du bureau se referme sans que nous ayons rencontré la bonne formule, sur les fabuleuses promesses d'un contrat inouï de six mois renouvelables, exempts de taxes, costumes fournis, un jour de congé par semaine, assurances maladies et succès assuré grâce à la renommée du "Can-Can", merde alors. !


         Francine n'en peux plus ...                    

- Manana... manana... des heures de perdues, non des jours, des semaines, attentes, lapins, des "oui" sans suite, des sourires arrondis de promesses, d'interminables conversations mièvres dans une succession de bureaux pour leur donner le plaisir de me reluquer (pero tan flaca !), le temps de m'envelopper dans le papier gras de leurs compliments visqueux et surtout l'occase de se faire valoir, machos !

Le cochon le plus gras se trouve toujours assez beau, sinon assez riche ; position, voiture, résidence, ranch avec haras, pourquoi pas, week-ends à Acapulco et maîtresses soupirantes, autorité, puissance, influence et relations bien placées.

Le jeu consiste à faire semblant de croire à ces enflures de paons (en chaleur ou pas, c'est l'habitude) et à laisser filtrer un espoir ; mariée, fiancée, veuve ou pucelle, la femme doit être et reste une conquête en puissance.  Le macho se gonfle et la femelle papillotte. Cela résume assez totalement les rapports existant entre un homme et une femme...


 L'Hôtel Camino Real.

A l'entrée, un immense bassin circulaire où l'eau est agitée artificiellement, un océan déchaîné miniaturisé, embruns d'eau douce tout comme. Les grooms en cape brillante ouvre la porte des taxis. De la moquette tout de suite, ne blessons pas le pied du voyageur, de grands cubes de bétons blancs jalonnent l'entrée et le lobby se sépare en moelleuses salles d'attente avec quintet instrumental et vocal style "Four Fresh Men".

Las des édifices rigides et formels des grands hôtels habituels, le "Camino Real", récemment édifié pour les Jeux Olympiques s'étale en surface, branches multiples, petits patios intérieurs, quiétude de verdeur et jets d'eau susurrants, merveilleux salons ou le luxe confortable des hôtels internationaux s'est humanisé grâce aux couleurs, aux matériaux, à la féerie décoratrice du génie mexicain.

De lourds tapis de laine à motifs indiens réchauffent les murs, d'audacieuses tentures tamisent l'indiscrétion des immenses baies vitrées, des bas-reliefs en bois venant de quelque vieille église jalonnent les couloirs.

Toujours à l'affût de tuyaux, nous venons voir Mario Patrone, un excellent musicien, le meilleur arrangeur du Mexique sans doute ; il parle français. En Suisse, c'était un ancien membre de l'orchestre de Bob Azzam.

- Mario Patron ? C'est moi ! Petit, tout sourire, la peau usée, la moumoute généreuse et laquifiée, il a une drôle de dégaine. Il n'a pas le temps, il va commencer à jouer, mais il nous assoit à une table. - Commandez, c'est moi qui paie !

Sympa. On ne regrette pas, il a un trio terrible ; d'après Philou, il joue dans l'esprit du pianiste Oscar Peterson, son bassiste américain est du tonnerre, la technique plus le swing, on se régale !

Une demi-heure de jazz, puis arrive la chanteuse de l'orchestre, la petite amie de Mario, une brésilienne comme par hasard, voix grave et étendue, un feeling personnel sur une mise en place brésilienne.

- Mais ! c'est... Ellis Regina…  Philou a du mal à parler... Il est aux anges des larmes plein les yeux… Je ne l'ai jamais vu dans cet état…

C'est fini, on va les rejoindre dans la loge ; très relax, la loge, ça sent l'herbe, ça déconne, Mario Patron n'arrête pas de parler de cul ; comme tous les musiciens, avec en plus une touche personnelle d'ostentatoire fantaisie.

Question boulot, on n'apprend finalement pas grand-chose, sinon que dans l'hôtel il y aurait une quinzaine de clubs et bars qui emploieraient une dizaine d'orchestres, allant du chanteur guitariste à la grande formation en passant par les inévitables mariachis.

Si l'on se réfère au quintet anglais du lobby et au trio de Mario Patron, il n'y a pas que le nombre mais la qualité. Ça fait rêver Philou : - Si on avait ça en France… mais faudrait commencer par avoir des grands hôtels…!

Mario veut bien promettre tout ce qu'on veut, il est en pleine forme, entre deux éclats de rire : - … Si jamais nous tardions à trouver du travail, Philou pourrait commencer à jouer comme bassiste dans un orchestre…

Cela dit entre deux histoires de cul et un autre joint pour la forme… C'est très gentil, mais on repart bredouille… Non, faut être juste, on s'est régalés et Philou en passant a eu le temps de faire un bœuf avec le quintet anglais de l'acceuil... même qu'il a attrapé des ampoules parce que sa contrebasse, "la mère Dubois", y'a longtemps qu'elle est rangée quelque part sur une armoire dans sa housse bleue, auguste matrone des temps héroïques.


Les mésaventures de Catherine ...

 

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De gauche à droite : Francine... La mère de Catherine, l'accordéoniste de Catherine, Catherine et ses gamins.

Catherine : Ça remonte loin, du temps de mes premières années au Mexique. La première fois que je suis venue ici, c'était avec une troupe de comédiens chanteurs et mimes. Ah! quels souvenirs, quelles rigolades ! J'ai été choisie in extremis, à cause d'une défection, je suivais un cours de comédie à Paris ; j'ai sauté sur l'occasion.

Il y avait d'ailleurs Hugues Aufray, frère d'une danseuse, un petit jeune sympa qui était emballé par la musique sud-américaine. Vous savez, il est moins jeune qu'il ne le dit ! Quand la troupe est repartie, je suis restée parce qu'on m'offrait des contrats en pagaïe et puis j'ai eu la carrière que vous savez.

Elle continue : Mais voilà, mon contrat écoulé, on n'a pas voulu me renouveler mes papiers. Je m'en souviens encore de cet employé buté, le chef de l'immigration, il le prenait de haut : - "Madame, c'est la loi !" — "Ah c'est la loi, c'est ce que nous allons voir !"

Avec une amie, nous avons manigancé un stratagème... Nous sommes allés un matin au bureau de la "governacion", déguisées en petites femmes de Paris, aguichantes, niaiseuses à souhait. Nous voulions nous faire passer pour les "petites amies" du secrétaire du président, rien que ça !

A la porte, nous avons pris les manières de circonstances, on n'a pas oser nous interroger. Heureusement je connaissais les lieux ; nous sommes montées, décidées, l'air entendu des habituées.

A chaque barrage et il y en a... je disais : "Nous avons rendez-vous avec le secrétaire du président". Ça marchait. A la dernière barrière, ce fut plus délicat. - "Qu'est-ce que vous lui voulez au secrétaire ?" -"Mais on a rendez-vous !" - "Attendez, je vais voir s'il vous attend".

Ça menaçait de tourner mal quand le secrétaire en personne ouvre la porte. Nous nous sommes précipitées : - "Ah justement, nous voulions vous voir !"...

Emu par deux belles blondes, n'oubliez pas que c'est un mexicain, il nous a fait entrer. Il a bien fallu mettre cartes sur table, on lui a expliqué la combine. - "Vous comprenez, il n'y a que vous qui pouvez nous donner cette autorisation ! "

Nous faisions les modestes, les féminines, les implorantes, c'est ce qui marche le mieux ici. Il a été du tonnerre. Je l'ai revu d'ailleurs par la suite. Il nous a donné, tenez-vous bien, un permis de résidence permanente, c'était plus que nous escomptions !

Ah, c'était un type bien, ce secrétaire, et bel homme... Pensez que j'ai bondi sur-le-champ à l'immigration, j'étais jeune, et j'ai promené sous le nez du fonctionnaire mon tampon avec insolence.

- Nous nous retrouverons , a-t-il ajouté d'un ton sec. Il ne me faisait plus peur, cet abruti, résidence permanente.

Un an plus tard, un nouveau président arriva au pouvoir et le chef de l'immigration me convoqua instantanément… - Voulez-vous me donner votre passeport... Il me l'a pris des mains et, avec un sourire sadique, me l'a déchiré sous les yeux.

Que faire ? Paniquée, je me précipite à l'Ambassade de France pour qu'ils arrangent l'histoire. - Qu'est-ce qui nous prouvent que vous êtes bien Catherine Georges ?

Alors là, j'ai éclaté. Comment, depuis le temps qu'ils me connaissaient, qu'ils voyaient mes affiches dans toute la ville ! Ah je te les ai insultés, je ne sais même pas ce que j'ai pu leur crier.

- Mais téléphonez au moins, faites quelque chose ! - Nous ne voulons pas nous immiscer dans les décisions du gouvernement mexicain. - Mais enfin, je suis française, vous ne pouvez pas me laisser tomber ! Ils vont m'arrêter maintenant !...

Les salauds, ils n'ont rien voulu savoir ; j'ai dû leur envoyer mon sac à la figure, en vain. Seule issue, me terrer dans mon appartement, je savais qu'ils ne pouvaient pas m'appréhender chez moi. Je n'osais plus sortir, j'étais follement inquiète, mais que faire ?

Je reconnaissais bien mes insolences, je sais maintenant qu'on n'insulte pas publiquement un "macho". Elle continue, ça soulage, elle revit encore ces moments difficiles, insuportables...

Finalement la faim et la volonté de faire quelque chose pour me défendre me poussèrent dehors. Les inspecteurs qui attendaient jour et nuit dans une voiture me mirent les menottes et me conduisirent à la citadelle.

La citadelle, il faut y être passé…pour savoir ce que c'est… Mon mari, qui était mexicain et qui l'est toujours, a tout essayé. Mais je n'étais "qu'une étrangère" puisque j'avais voulu conserver ma nationalité française.

Au bout de trois jours, on me transféra dans un fourgon à la prison des femmes, dans un fourgon, vous vous rendez compte ! On m'a jeté sans commentaires dans un trou puant, sans toilettes et pour comble j'avais mes règles…

J'ai supplié qu'on me donne des serviettes, n'importe quoi, j'étais horriblement humiliée, désespérée, j'allais crever dans ce trou, j'étais affamée. Au bout de 8 jours, on m'a conduit à l'aéroport: expatriée.

Et j'ai subi cette honte mortelle d'être amenée par un policier dans l'avion, les menottes aux mains, comme une criminelle et tous les gens qui me dévisageaient, me reniflaient ; je n'avais pas pu me laver. Ah, je m'en souviendrai ! Et quant je suis revenue trois ans plus tard, j'avais la nationalité mexicaine, même qu'il m'a fallu, pour ça, cracher sur le drapeau français !

Francine : -Vous n'étiez pas écœurée du pays ?  … Question idiote, on ne se dégoûte pas d'être une grande vedette, de gagner beaucoup d'argent et d'avoir tous les hommes à ses pieds quand on s'appelle Catherine. Entre-temps, elle s'était cognée à l'indifférence parisienne bien qu'elle jure avoir fait la loi à Coquatrix, sacrée Catherine !


Les orgues de barbarie…

Le vent soulève l'avenue de Chapultepec éventrée par les travaux de l'installation du fameux métro. A côté des petits restaurants où l'on déguste des fruits de mer, des établis encombrés de petits artisans, du va-et-vient, des mendiants, les buildings tout de verre et d'inox.

La manivelle d'un orgue de barbarie tourne, distraite, s'évanouit ou s'emballe, sautille, s'étire, un peu fausse, un peu triste. Avec un étonnement toujours renouvelé, on peut entendre hoqueter les ritournelles du Paris de 1900, les équipées nostalgiques des chevaux de bois.

Ils sont très organisés les joueurs d'orgue de barbarie, loué à la journée, l'orgue doit rapporter un maximum. Souvent en plein milieu du morceau, le tourneur lâche la manivelle et se hâte de sauter sur les passants pour gratter quelques centavos et aller replanter sa grosse boîte au coin de la rue et, de nouveau rêveur, il égraine la mélodie machinalement, un peu trop vite, un peu trop lent, perdu dans le mouvement de la rue, la passive quotidienne..


 L'altitude commence à se faire sentir…

- … y'en a du monde qui cherche du boulot au marché des musiciens ! Tony le premier, et puis tu sais combien ça coûte l'inscription au syndicat ? 5000 pesos ! 400 dollars ! On n'les a même pas… On a tout essayé maintenant, il va bien falloir signer avec la Marie.... - Et en plus c'est cher ces antibiotiques, pas de Sécurité sociale !

- On ne peut même pas répéter. C'est pas une situation d'être malade. - Qu'est-ce que vous avez fait pour le réveillon du jour de l'an ? Rien, monsieur, j'étais malade. - C'est bien joli tout ça, mais faut quand même bouffer, qui est-ce qui se dévoue pour aller au marché ? J'ai une idée, on se prend la température, le moins sonné y va.

- OK mon p'tit bonhomme. C'est bien, ton bouquin ? - Atlas historique, c'est fou ce qu'on peut être ignorant. Le malheur c'est qu'avec la fièvre j'oublie tout. - Même sans la fièvre, tu parles trop, t'as le délire : 38°7.

Et toi ! - Moi je lis «les plus belles histoires érotiques ». - Va pas te rendre malade avec ses conneries-là ! - 39°, j'ai gagné ! - Merde, t'es sûre que t'as pas oublié de le baisser ? - Parole !


Une heure plus tard…

- Ben alors, t'en fais une tête, qu'est-ce que tu m'as acheté ? - Tu parles, j'ai tourné de l'œil au supermarché. Je me suis retrouvé affalé sur des cageots et plein de bonnes femmes autour qui me tapotaient les joues. L'altitude, ça me réussit pas. Je me fous au lit, t'as qu'à faire la bouffe si t'as envie…

- Quelle race, ça dit  « qui c'est qui pisse au mur ? » et ça tient pas sur ses jambes. Couche-toi va ! - T'as de la chance d'être malade. Faut pas s'en faire qu'elle a dit la Maria, vous avez signé, maintenant je m'occupe de vous, j'ai mon plan.

Tu crois qu'on va être debout pour l'audition mardi ? C'est rien que dans cinq jours... Je te fais remarquer que c'est moi qui ai gagné le premier argent, cinq heures de contorsion sous la chaleur des spots, dansez, dansez, qu'ils disaient ; et puis stop ! Le héros du film n'avait pas levé les yeux au bon moment, l'héroîne avait souri trop tôt, tout ça pour 200 pesos...


Les commerciaux…

- Allumez les spots. Non, pas comme ça ! Allez-y, tournez-moi le dos ; tenez ce bout de bois, c'est un fusil. Quand je dis : "Go!" vous vous retournez brusquement, il faut voir les cheveux voler, le rictus mauvais, montrez les dents. Le fusil ! Non, non, pas en l'air, c'est pas un parapluie ! Allez encore une fois... Bon, terminé ! 

Ça fait deux heures qu'on fait les andouilles sous les spots. On est cinq, il en faut trois ; les femelles se regardent avec hauteur, trois mexicaines, une américaine et moi ; toujours la même robe.

- Les commerciaux ça paie bien ! a dit la Maria. James Bond, le mythe des 3 S : sadisme, snobisme et sexualité. Une publicité télé. 3000 pesos. (en 69, 1pesos = 0,4US dollar)


 

Suite dans la page :

"Contrat dans la Zona Roza"

 


 

 

 

 

 

 

 


 

 

 


 

 

 

 

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