Vers le grand nord...

 

Toute la première partie de ce voyage a été écrite par Francine dans les pages "Au Québec" et "Faire de la piaste". En 1976, pendant les 3 mois à Sveti Marco au Club Méditerranée, il me restait des notes de Francine... Je me suis mis à la tâche pour continuer la suite de notre beau voyage autour du monde.


26 février. Samedi et dimanche à Oka, on en a marre du froid... La semaine prochaine, on sera à Beauceville, nourris-logés pour 250 dollars. On est vraiment impatients d'avoir ce disque de Nolès.

Quant au travail : deux semaines assurées d'avance, c'est une bonne sécurité qui nous laisse rêver quand au futur immédiat. Apprendre à vivre au temps présent, goûter le temps qui passe tout en conservant un choix, celui de pouvoir orienter sa vie autrement dès que la société-carcan serre un peu trop fort. C'est la seule liberté que nous offre la société de consommation.

7 mars 70 :  Beauceville, une semaine à la campagne à 300 km de Montréal. Des collines, des forêts, ça peut évoquer notre Normandie. Pour la première fois, on loge dans un hôtel confortable, le public est bien élevé. On en profite pour faire des grandes balades dans la neige. S'il n'y avait pas les skidou-boucans, ce serait le Canada tel qu'on se l'imagine en France !

Tous les soirs dans notre chambre, on voit des bouts de films entrecoupés par nos deux demi-heures de show. La patronne est emballée et veut nous reprendre. Au retour, on essuie une tempête de neige, on devine la route en suivant les poteaux télégraphiques. La neige s'empare des jointures de portes, des trous-pédales pour rentrer en sifflant dans la voiture, le chauffage est efficace, silencieux, c'est vraiment le pied cette voiture américaine de 100 dollars. Cette semaine fût comme une trève, sitôt arrivés à Montréal, on se repend au téléphone : la lutte reprend.


La pochette : une horreur...

15 mars 70. Notre disque vient de sortir, sa pochette : une horreur ! Je suis en Belmondo montrant mes biceps, Francine en nénette vulgaire, les seins et les cuisses à l'air sur un plumard...

Couleurs du plus mauvais goût, on est furieux, on s'est foutu de notre gueule, on a honte, on n'ose pas le montrer, ni en parler. On gueule, on exulte, cela ne représente, ni ce qu'on chante, encore moins qui on est réellement. Que va nous attirer ce disque ?, des auditeurs de mauvais goût et, que faudra-t-il leur servir : de la merde… La coupe déborde, on téléphone à Nolès, la mère Francine est prête à griffer…

Nolès nous promet un changement de pochette alors que le disque est déjà sur le marché... Il gagne du temps, nous prend pour des cons…

A part ce disque qui nous a foutu un coup, le travail marche bien. Avril est entièrement booké et du ler au 15 mai, on sera à Sept Iles au nord du Québec pour 400 dollars et à Forestville pour 375 dollars…

Plus on va loin, plus ça paie ! On réalise qu'on ne passera pas un second hiver au Canada surtout après notre disque merdique. On pense travailler encore tout l'été pour faire des économies. - J'aimerais bien acheter un champ, celui qui est près de ma maison à Pontaubert près d'Avallon au bord du Cousin...

On passe notre temps à scruter des cartes, on fait et refait des voyages en regardant un planisphère : y'a qu'à choisir... On doit toujours peser les emmerdements possibles, les empêcheurs de chanter en rond avant de trancher au dernier moment.

Céline a dit quelque part dans un de ses livres fantastiques : "La vie c'est l'élan".

Instinctivement, les doigts se dirigent vers un pays plus chaud, on a cependant pas envie de redémarrer à zéro. Si Rubin pouvait nous organiser une tournée... Tant qu'à faire des clubs où l'on chante des conneries, autant les chanter dans des Hilton's entourés d'palmiers !.

La mère Francine reconnaît qu'à l'Hilton d'Acapulco, c'était pas si mal que ça… bien qu'elle l'ait détesté.


"topless" ou "bottonless"...

Ce soir, on est à l'Hôtel Manchester, là c'est pas comme d'habitude, la strip-teaseuse s'est adressée aux clients, l'œil vicieux qui en dit long : "Pour 50 piasses de tip, je fais un show "topless" et "bottonless" …" (complètement à poil.)

Elle l'a fait, s'est même masturbée avec une banane enroulée dans un billet de 50 dollars lancé par un client qui a voulu surenchérir. Ce soir là, les deux flics de service sont ressortis beurrés, sans que ça leur coûte une "cent" ! On s'amuse, on s'amuse !

C'est à nous... derrière elle, le petit bonjour de Francine a jeté un froid ; on a entendu dans la salle et tout haut : "Pour qui qu'est-ce prend don' cell'là ?"


20 mars 70.  A Rowdon, on est allé rêver devant une petite rivière, profitant des rayons du soleil de midi, elle dégourdissait ses tourbillons... Les boutiques du Vieux Montréal réouvrent leurs portes, il y a même un marché aux puces : le flee market. Fin avril des élections sont prévues dans le Québec, les séparatistes considèrent les québecois comme les "nègres blancs d'Amérique".

3 avril 70. On est à 60 km de Montréal, à Joliette, le temps se réchauffe, cinq à sept degrés. Le lendemain, on part jouer à l'Hôtel Fleur de Lys pour quatre jours : 150 dollars nourris-logés.

On essuie au départ une formidable tempête de neige, on en verra donc jamais le bout de cet hiver ! Sur la route déblayée par le vent, on ne voyait pas à plus de deux mètres, au bout de deux heures la route disparaissait complètement : la panique, c'est tout de même dingue ce pays ! Et si la voiture s'arrêtait pour une raison quelconque sans parler du verglas qui pourrait nous pousser, c'est rassurant.

André nous avait parlé de gens surpris par la tempête qui meurent gelés dans la voiture, le chasse-neige les découvre au printemps durs comme de la pierre. Enfin, on arrive, la voiture commençait à pousser la neige par endroit, il était temps. Tout est désert, le parking vide. On ouvre la portière, la neige s'engouffre, ça siffle aux oreilles, ça siffle sur toutes les arêtes vives, sur le rétroviseur, partout, tout n'est qu'un long hurlement. On entre, tout fiers d'avoir affronté le danger.

- Ben en v'la t'y des niaiseux d'v'nir par une tempête de même... j'en va vite vous dire qu'le show est annulé à souère, c'est correc' y'a pas personne !

- Mais on a signé un contrat, nous on vient… - Ouais ! j'va vous montrer vot'chambre, j'm'en vais vous charger les sanewouiches par exemple.

On était bien trop fatigués pour relever sa mesquinerie, on a payé les sandwichs puis on est allé se coucher. Trois jours plus tard, on est partis avec un chèque à la main, avec la tempête la caisse était presque vide paraît-il, on a su plus tard qu'il était en bois.

Ici, c'est courant, quand on ne veut pas payer quelqu'un, on lui file un chèque bidon, ça permet de régler deux ou trois mois plus tard, c'est ce qui nous est arrivé.


Les conseils de François...

 De temps en temps, on voit François, le chanteur du Saint Vincent, il nous amène à Terre des Arts, un immense parc aux expositions au milieu du Saint Laurent. Il l'aime son Québec, il le voit grandir depuis l'Expo. Comme beaucoup de Montréalais, il rêve d'aller an Abitibi, ou tout au nord dans le bas du fleuve là où la route s'arrête et où l'on ira en mars, il nous envie… On lui parle de nos problèmes :

- Tu comprends, les gens dans les clubs ne comprennent pas bien les mots et la signification de nos chansons. "Un fiacre allait trottinant", par exemple... François nous propose de donner une explication avant chaque chanson… à propos du fiacre : "C'est l'histoire d'un cave que sa femme le triche, pis, y la voit passer en voiture avec son tchome, et pis y s'rmet à courir après la voiture, et pis y passe en d'ssous et pis y s'fait écraser." Il continue…: "Sa femme sort de la voiture, elle dit : Maudit qu'ça fait ben mon affaire, c'est mon mari qu'est en d'ssous ! et pis... euh... ben...

- Pourquoi tu n'est jamais allé à New York, c'est pas loin d'ici, 800 km à peu près...?

- Nous aut's, on n'nè pas attiré pantoute par les états, pour nous Montréal c'est du tout pareil que New York.


la slotche...

La voiture ne veut pas nous emmener à Pont-Viau, je découvre que le capot du delco est fêlé, va falloir aller sous la neige en acheter un neuf. Une demi-heure après, je reviens tel un ours blanc, pataugeant dans la "slotche", la slotche, cette eau salée qui ne gèle pas vu la quantité de sel qu'on y a mis, la slotche, ça peut descendre à moins dix degrés et rentrer sans prévenir dans les chaussures qui prennent l'eau, mieux vaut se déchausser…! Enfin, le capot remis, on sera obligé d'appeler un towing et même de mettre de l'éther dans le carburateur.

Après une formidable explosion, on se retrouvera enfin à Pont-Viau. Les musiciens nous ont tout de suite fait la gueule dès qu'on leur a dit qu'on s'accompagnait nous-mêmes, z'ont l'impression d'être de trop, ben oui, nous on a des arrangements précis, des conventions de respiration que vous ne pouvez savoir, on regrette... Le dernier soir, au moment de mettre l'ampli dans la voiture, on a retrouvé deux lampes, deux "6L6", cassées à côté de l'ampli, pilées à coup de marteau. Sympa non ?


 11 et le 12 avril 70,  Jemma nous fait faire un bel hôtel à Montebello.

- Chef bricoleur, que faut-il faire maintenant ? - Ponce et tais-toi ! Elle ponce méchamment la Francine... J'ai pensé qu'on pouvait refaire nous-mêmes une dizaine de pochettes de disque, celles qui seront destinées aux parents, aux amis. Il suffit de poncer le glaçage de l'affreux dessin, de découper nos posters, de les coller, d'en fixer le titre en "Lettrasset" et de remettre le tout dans l'enveloppe de plastique. C'est beau la bricole...


J.-C. Forenhbach est à Montréal

J.-C. Forenhbach est là, c'est un excellent jazzman qui a fait les beaux jours du Club Saint Germain à Paris, pour moi c'est un peu un maître, j'ai eu le plaisir de l'accompagner au Vieux-Co pendant quelques mois en 62. (voir photo sur ce même site...).

Comme beaucoup de jazzmen, lui s'est recasé avec Jean Ferrat. La tournée finie, il emportera nos disques réhabillés et réhabilités, on est quand même pas sans fierté, hein ! la Francine ?


25 avril 70. Richemont, 100 km de Montréal. J'ai un peu le trac d'affronter les 950 km qui nous séparent de Sept-Iles, et si la bagnole nous faisait le coup du WW !

Là-haut, on n'peut pas aller au-delà, plus de route... pour continuer le long de la côte nord et atteindre Natachcouan pays du grand Vigneault, il faut prendre un bateau. Là-bas, les gens pêchent quelques mois par an et restent au chômage pendant neuf mois ! Un train part de Sept-Iles et s'en va dans le Labrador jusqu'à Hudson. On nous prédit des masses de neige là-bas. Trois semaines sans rentrer, ensuite on a du boulot signé jusqu'au 20 juin.


Une sacrée affaire ...

A Montréal, dans un capharnaüm juif sur Craig Av., je viens de découvrir entre une vieille machine à écrire et une paire de baskets usagées pointure 52, la guitare de mes rêves : une ancienne Gibson électrique du début des années 50 tant recherchée par les guitaristes de jazz traditionnels, à moi le son Barney Kessel, et le légato de Charly Christian pour 180 dollars ! On peut toujours fantasmer…! je l'ai ramenée aussitôt dans un papier journal... Heureux comme un môme... La hâte de l'essayer...


A Sept-Iles...

2 mai 70   Bien arrivé à Sept-Iles après avoir cassé un cardan de transmission et fait refaire les freins : coût 90 dollars, temps : 2 heures. Quand il s'agit de bagnole, aucun problème, c'est vraiment fonctionnel l'Amérique.

La route fut assez belle, sinueuse, lacs encore gelés, petits sapins, bouleaux, forêt inextricable, noire, austère, on n'a pas tellement envie de s'y arrêter. Une nuit au motel, la taverne est en bas, on entend les beuveries de notre chambre, repos, on ne veut même pas y jeter un coup d'œil, on devine…

On y fait d'la piasse...

Les gens viennent à Sept-Iles pour y faire de la piasse. C'est le port d'embarquement du fer. Un conducteur de locomotive gagne I 500 dollars par mois, le train remonte jusqu'aux mines, près de la baie d'Hudson. Là-bas, on voit dix quelquefois douze mois de neige par an, la température peut descendre à moins cinquante degrés.

A Sept-Iles, beaucoup d'ouvriers ont des Cadillacs, ne peuvent à peine s'en servir mais ça fait rien. Ils descendent tous les quinze jours, un gros paquet de dollars dans la poche, une prostituée ça coûte d'la piasse icitte, jusqu'à 400 dollars pour une nuit. Elles viennent en avion de Montréal et de plus loin. Faut faire de la piasse où y'en a.

Au centre ville, on trouve des magasins qui ne vendent que des choses chères, des canots luxueux, des Olsmobiles, des caméras 16 mm, des appareils photos sophistiqués, avec téléobjectifs 1 000 mm, magnétos professionnels Akai, etc. On se sent complètement déphasés, on ne trouve ni cordonnier, ni quincailler, ni boucher, ni mémé tricotant derrière sa fenêtre…

Ici la vie a disparu, ici on est là pour vendre et acheter, ici on fait de la piasse, on consomme, c'est tout, c'est l'Amérique.


"Tex Lecor" nous avait prévenu...

A l'hôtel, le public est vachement dur, abruti. Il aime, paraît-il, mais ça ne se voit pas, pas du tout. Des yeux morts, des mains molles, écrasés par la bière ils somnolent sur leur siège. Des bûcherons en permission qui font le plein avant de repartir.

C'est bien normal mais pour nous c'est dur. Faut dire qu'on a un "Chevrolet 63" tout rouillé, qu'on a pas le physique de taverne et un maudit accent français, ça, ça ne passe pas. Tex Lecor nous avait prévenu. Pourtant, on transpire. Quand on veut les faire chanter, ils tournent la tête ou encore :

- "Donne mois trente sous si tu veux qu'je chante"…, on répond que quand on chante, c'est pour le fun, ce qui est faux et inutile. On essaie : "Ah ! vous dirais-je maman...". Ils ne comprennent rien.

A midi, un jeune, 25 ans, est venu s'asseoir à notre table, a commencé par foutre les fleurs en plastique à la poubelle, il prend pension ici, il travaille à la banque royale. De Québec, la banque l'a envoyé faire un stage ici : 6 mois. Avant de partir, ses collègues lui on dit en plaisantant :- Là-bas, y'a pas d'fille, t'as une bonne pogne au moins ?


Rencontre du "savant"

Pas con le mec, c'est le seul de tout l'hôtel qu'on voit avec un bouquin, d'ailleurs ici, on l'appelle le "Savant" ! Il a conscience de toute cette misère morale, aussi il se fait ses "trips", tous les week-ends il est sous acide, le soir, en semaine, il fume, "ça aide à tenir six mois d'enfer" comme il dit.

On a passé plusieurs soirées dans sa chambre transformée en fumerie orientale, pipe à eau et toute la patante ! Nous aussi ça nous a aidé à passer ces huit jours. Vendredi soir, l'hôtel est envahi par des femmes, femmes tout à fait ordinaires, ni belles, ni aguichantes, de tous les âges, ç'auraient pu être des concierges ou des employées de banque ou tout simplement nos mères.


Un congrès ?

Vendredi soir.  - C'est un congrès, qu'est-ce que c'est ? - Maudit niaiseux ! tu vas voir cette nuit si c'est un congrès, vous allez pas dormir pantoute, tous les week-ends c'est d'même, elles "fly" de Montréal, à 300, 400 piasses la nuit... On était soufflés, ça des putes ? Ça alors !

Le soir, pendant notre show, on observe le manège : Un mec s'assoie à une table, il a déjà son voyage. Repéré, elle se plante devant lui, commande une bière. Ils se regardent, échangent un mot ou deux et disparaissent... On s'est toujours demandé si les paroles de "La vie en rose" pouvaient évoquer quelque chose pour ces pauvres-types roulant-Cadillac.


Notre "char" nous clochardise ...

Le lendemain, le boss nous a vu boucher au plâtre les trous dans la portière, des trous de 12 cm de diamètre occasionnés par la slotche. Son opinion est simple : - Tu f'rias mieux d'acheter un char neu' !

Génial ! il nous a dit également de supprimer les chansons lentes : - Faut qu'ça grouille et qu'ce soit ben fort, si c'est pas fort, c'est pas bon.

Sa femme a même conseillé à Francine de prendre des cours de diction !

Samedi, on a fait une grande balade sur le port, vent glacé, gros pulls, des grues immenses immobilisées, monstres figés au-dessus d'une montagne de billes de fer, des petites billes de 1 cm de diamètre, on en remplit le cargo comme si c'était du sable.

On est monté voir, en haut d'une échelle de fer, une cabine était habitée, sans doute par le capitaine du port. On lui a raconté notre histoire, qu'on cherchait un bateau, un cargo pour l'Extrème-Orient, un pétrolier,… On a dû bien lui donner du fun ce jour-là à notre brave type. Ces trucs-là, ça ne marche jamais d'ailleurs, c'était plutôt pour nous réchauffer les pieds !

A quelques dizaines du quai rouillé des minis icebergs finissent leur voyage, viennent prendre des vacances au soleil, plus loin, des gamins, sur la plage ramassent des bouteille de coke, on en interroge un, le plus grand : - A 5 cènes la vidange, ça fait vite une piasse. Un autre, ayant bien appris sa leçon par cœur : - Si t'as un dollar, il faut le mettre au pluriel pour que ça rime avec bonheur…


On revient à l'hôtel, le plâtre de notre bagnole est sec, on lui colle un papier adhésif, bien découpé, avec un peu de boue par dessus, on verra plus rien et puis tout ce qu'on veut c'est qu'elle tienne jusqu'à notre départ. En rentrant à Montréal, on ira se renseigner sur le prix des bateaux pour le Japon ou Hong-Kong, on commence à avoir la bougeotte, on en a marre.

On n'a pas quitté Sept-Iles sans aller voir sa réserve d'Indiens, la tribu des Mic-Mac : un spectacle lamentable d'alcooliques. Devant tant de dégénérescence, on est revenus avec la nausée. Les Indiens sont tous mis au chômage, c'est le meilleur moyen de les faire disparaître.


"Un p'tit Mozart assassiné"...

A Forestville, même public de bûcherons, le deuxième jour, un violoneux est venu swinguer le rigodon. Je crois bien que j'ai pris mon pied plusieurs soirs de suite, le langage du bonhomme était incompréhensible mais ce qui sortait de son violon m'allait droit au cœur. Il nous a montré ses mains, on a compris qu'il était puisatier et qu'il avait ben du mal à jouer. C'est tout ce qu'on a pu tirer de lui, mais, je resterai persuadé qu'c'est un artiste et peut-être "Un p'tit Mozart assassiné"...


Du 12 au 17 mai, On sera à Valleyfield et le 22 de retour à Montréal. Là, c'est l'été tout d'un coup, sans transition, il fait chaud. Francine a reçu une lettre de ses parents qui lui parle de mariage... Les problèmes de ses parents nous font sourire, semblent ridicules dans le contexte et la misère que nous côtoyons tous les jours : drogue, violence, enfants abandonnés, pédérastie vénale, etc., oui vraiment ridicules.


A Montréal, ça fond...

Montréal se découvre, les derniers remparts de neige noircies par la pollution des bagnoles fondent, s'arrondissent, découvrant un chat, un chien gelés, intacts, conservés depuis la première tempête, les caniveaux charrient des eaux brunes, grasses, enfin, l'hiver fout le camp, les robes légères apparaissent, c'est l'ivresse du soleil sur la peau, depuis si longtemps...

Sur la terrasse, je bricole une nouvelle caisse pour les instruments à cause de la nouvelle Gibson qui est plus épaisse. Ça va faire des kilos en plus !

Depuis trois jours, on fait les agences maritimes, on fait toutes les compagnies, la plupart ne prennent pas de passagers. On cherche Hong-Kong ou le Japon, enfin l'Extrême-Orient.  L'orientation de notre vie est au bout de ses prospectus !

C'est terriblement excitant bien que chaque départ soit un peu mieux organisé à chaque fois. Bien sûr, on n'oublie pas de demander s'il y a possibilité de jouer à bord moyennant réduction sur le billet... Toutes les compagnies sont formelles, il faut s'adresser au Syndicat des musiciens anglais et celui-ci se trouve à Liverpool… La fin de semaine, on est à Grand-Mère à 150 km de Montréal.


 2 juin 70. A Montréal, grosse Chaleur moite 30°, le printemps n'existe pas. On s'est décidé pour un cargo de la "Knutsen Line", une compagnie norvégienne. 450 dollars chacun de San Francisco à HongKong, douze passagers, dix-huit jours de mer sans escale, embarquement le 15 septembre à 5 h P.M.

Pour aller à San Francisco, on cherche une agence Drive-Away ou Over-Drive, mais ce système est moins développé qu'aux U.S.A. On n'a jamais été si riche, on a 1 800 dollars en banque.

8 juin 70. On embarquera le 15 septembre, la caution de 400 dollars est donnée mais on pense quitter le pays fin août, histoire de vagabonder un peu. On vient de signer cinq semaines de suite, des contrats bien payés dans le nord-ouest du Québec. On a jamais été si heureux, le départ c'est comme une autre vie, cette Asie, la mère Francine en a tellement entendu parler, un véritable aimant.


l'événement du jour :

L'été s'épanouit tout en vert chaud. Grand événement du jour : fermeture du Saint-Vincent. La mère Martin aurait envoyé la mafia sur les roses, cinquante flics sont descendus le soir même pour lui demander sa licence d'alcool, ça n'a pas traîné... C'est moche pour les jeunes qui errent dans le quartier. Ce qu'on regrettera au Québec, ce sont les bons copains, ce qu'on n'a pas connu au Mexique. (Voir photo plus loin)


La dernière tournée...

 On part pour ces cinq semaines de tournée dans la province, rappelés à Beauceville, également à La Tuque, puis loin dans le fin fond du Québec, en Abitibi : Rouyn-Noranda : 375 dollars, Val-d'or : 350 dollars et Chibougamau pour 300 dollars, ces trois dernières semaines nous paieront les deux billets pour l'Asie.

Au restaurant, deux filles ont voulu nous connaître pour qu'on leur indique un itinéraire leur faisant connaître toutes les belles choses de la France. - Combien de temps restez-vous ? - Huit jours.  - ??? -   - C'est-à-dire qu'on part avec une agence, c'est un voyage qui nous fait faire toute l'Europe : 8 jours en France, 8 jours en Scandinavie, 8 jours en Italie et 8 jours en Espagne.

On a bien du mal à leur faire admettre qu'au mois d'août, en France, il fallait près d'une journée de voyage pour la traverser de Bordeaux à Genève et qu'un si petit pays même cinq fois plus petit que le Québec ne pouvait se voir en 8 jours...

Un autre Canadien, qui lui, avait étudié à Orsay détestait la France,  fit de la surenchère : - J'avais tout prévu pour faire la Côte d'Azur en 24 heures puis remonter sur l'Atlantique dans le même temps. J'avais loué un bon char par exemple : une DS... Ben, j'ai-t-y passé un maudit temps su'l siège à pas rouler pantoute, j'y étais ben emmanché par exemple ! Et pis maudit qu'ça m'a été dispendieux... Pourquoi vous faites pas des hight-way's comme nous aut's, vous faites des routes de même, larges comme la table...! Là il exagérait un peu, on a eu beau leur expliquer que l'Europe était un beau musée, qu'on pouvait pas démolir tous les villages... Z'ont pas été convaincus.

Comme on va partir cinq semaines, on a déménagé chez André, après il restera trois semaines avant le grand départ.

Après avoir mis une annonce, j'ai vendu ma Gibson "Trini Lopez" à un ado, il l'a eu pour 250 dollars, heureux d'avoir fait une bonne affaire. Cette guitare, achetée le même prix, neuve cinq ans auparavant à Hong-Kong…!


22 juin 70  La Tuque,  C'était là notre premier club. Depuis, nous avons pris de l'assurance et le dompteur commence à savoir mieux s'y prendre avec les fauves. L'été est plus généreux qu'en France, il nous réconcilie un peu avec le Québec, mais ne nous donne aucune envie d'y rester.  Autant j'étais connu comme le loup blanc parmi les meilleurs musiciens de Mexico autant la porte me fut fermée au Canada. Moi qui rêvais d'aller faire un bœuf avec Oscar Peterson... c'est dur à avaler...


L'Abitibi, le bout du monde...

Après 1 200 km de très bonne route, on arrive en Abitibi, le bout du monde, il y fait moins quarante degrés en hiver. Mines de cuivre et gros salaires, on retrouve les mêmes magasins riches qu'à Sept-Iles, c'est une agglomération sans âme, aux rues parallèles et perpendiculaires similaires à toutes les agglomérations américaines.

70 7 chibougamau cabane

Notre nouveau patron est très désagréable, notre bagnole ne lui convient pas. - Laissez pas ce vieux bazou tout magané devant mon hôtel, parkez-le à l'rrière. Avant de nous écouter, on commence par se faire engueuler parce qu'on refuse l'orchestre. - Je paie mon band cher!, faut qui joue et fort ! Il gueule, il faut écraser, plus que quatre semaines... Après le succès du soir, il s'est tu, quel con !


8 juillet 70.  Val d'Or. Agglomération semblable, sans intérêt. On veut envoyer un télégramme en France. A la poste, on nous apprend que les télégrammes n'ont rien à voir avec la poste, que c'est une entreprise privée qui s'occupe de cela, tout comme les téléphones ou les chemins de fer, gérés par des entreprises privées également.

Le pays est complètement plat, peu de balades à faire. On repère tout de même un lac sur la carte, allons-y. La route nous mène tout droit à un parking au bord du lac, parking entouré de barrières, autour, des terrains vagues à perte de vue mais à l'intérieur, il faut payer !

Dans le parking, des voitures fermées, enfumées, des gens à l'intérieur sirotent leurs cokes. On a compris plus tard qu'ils accompagnaient leurs gamins à la plage. Pas de sentier d'amoureux, on se heurte vite aux pancartes : "Privé", "Pièges dangereux"... le fric est là, toujours le fric.


  Le bout du bout d'la route...

Après 400 km plus au nord dont 350 de "gravelles", on arrive à Chibougameau, ce nom indien nous avait plu et puis c'est le plus au nord dans la forêt. Heureusement que c'est bien payé, car on s'y emmerde sacrament ! C'est bien pour se payer le voyage. C'est plat, triste, sans vie, alcoolisé.

L'hôtel Obalski, c'est encore la taverne bien grasse. Une chiotte est commune pour deux chambres, autrement dit le cabinet de toilette possède deux portes, chaque porte à deux tirettes, avec un peu de synchronisation malchanceuse, on peut se trouver nez à nez avec son voisin de chambre, quel programme ! Là aussi on a eu droit au concert de bêlements amoureux. Le matin après avoir mal dormi et eu froid, Francine a demandé au boss une couverture, la réponse c'est pas faite attendre :- Vous vous croyez au Queen Elizabeth ?


Un directeur d'école...

Le directeur de l'école nous a invités à déjeuner. Bien qu'on n'ait pas vu un seul livre dans sa maison ni un seul disque intéressant, on est venu à parler des élections, il est membre du Parti Quebecquois , nous parle de toutes les richesses de la province, chiffres en main, richesses qui partent à Otawa et dont les bénéfices sont redistribués dans tout le Canada. Le Québec, étant très riche, il aimerait bien commercer tout seul avec New York et gérer ses affaires lui-même…

Puis il nous montre un livre qu'il était en train de lire : "Les dieux ont soif", d'Anatole France.

- Maudit qu'c'est ben plate, j'm'endors dessus, j'comprends rien pantoute ! Dites moué vous aut', en France, on entend toujours parler d'droite et d'gauche, vous pouvez m'expliquer ce que c'est ?

On a quand même "ben eu du fun" quand il a fallu boire du vin de France, du bon vin "Dubonnet" avec nos beans au lard en boîte ! - Vous vous plaisez à Chibougameau ?... Oh, par exemple, on attend l'hiver avec impatience... pour faire du skidou !

Dimanche, après le dernier show de minuit, on est allés faire un tour dans la rue, les voitures sillonnent l'unique artère : 1km aller, 1km retour, au pas avec appels de phares, plaisir de se montrer avec le char de l'année. Nous, on est à pied, et on en a un peu ras-le-bol de la bagnole.


La misère...?

Une voiture luxueuse est arrêtée au bord du trottoir, une petite fille de 2 ou 3 ans, en larmes, suffoque derrière la vitre... le visage convulsé par la peur. On approche, entre deux sanglots, on entend des "mamans" étouffés, on essai de la rassurer, on attend l0 min, 20 min.

Francine qui n'aime pourtant pas les flics m'en désigne deux du doigt : - Va les chercher. Ils ont ouvert la porte, pas tellement surpris, ont emmené la gamine dans une couverture. - Oh la mère n'est pas loin... Le flic nous montre l'hôtel, au-dessus, on l'avait pas remarqué... - Ici, n'importe quelle femme peut faire 150 piasses en une heure qu's'en est écœurant en maudit ! n'a qu'à lever le petit doigt !


Les injures...

Francine bouquine sur le lit. Elle m'attendait... - Avant d'partir, l'a fallu que j'pique ma crise, ça va mieux... - T'en fais une tête… - J'ai acheté un pneu de secours, suis arrivé à un garage à 6 heure moins cinq. On a bien voulu m'en vendre un mais on m'a refusé de me le monter sur la jante que je tenais à la main, ou alors c'était 10 piasses de plus pour l'overtime ! Mon cul ! je pousse un coup de gueule ! Là, les ouvriers rappliquent, je me suis fait incendier , toutes les injures y sont passées :

"Les Français ça vaut pas d'la marde !", "Mon chien toué !" "Vas don' chier, t'es rien qu'un cul comme les 'autres !" "M'as d'y peter a face ! , "Sors d'icitte crisse !" "M'as d'y casser a yeule a c'te chien sale lo !"

J'en oublie... J'me suis barré en vitesse avec mon pneu et ma jante dans chaque bras, j'les ai montés tout seul dans la campagne, les oiseaux m'ont aidé... Y'en a marre, marre...


On a essayé d'aller un peu en forêt mais les maringouins nous en ont vite dissuadés. Pour revenir sur Chicoutimi, on a dû affronter la boue, on a bien cru aller dans les décors plus d'une fois, c'est que c'est pas une 2 CV cette immense voiture, un vrai cache-col dès qu'on la tient plus ! Et pour terminer tout en couleur : l'immense parc des Laurentides avant de revenir à Montréal.


Retour à Montréal

19 juillet 70 . Visite à notre ancien nid d'amour, rue Notre-Dame les copains sont partis au tabac : c'est épuisant cette récolte mais ça paie bien. Il paraît qu'avec des rêves mexicains tête, on arrive à tenir deux mois.

Pour mes 36 ans, Francine m'offre un super cadeau : faire venir Olivier, mon fils, il a 10 ans, on fera un spectacle improvisé avec tous les copains, chacun devra faire son petit numéro. Tu es vraiment un amour Francine.

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On a revu Suzanne plus "écœurée" que jamais, sur le point d'accoucher. - Chus écœurée en maudit, quand y s'met à remuer, c'qu'y'm' peut m'tanner, ah ! vivement que j'm'assite comme vous aut', et puis j'peux pas aller danser, personn' voudrait d'moué et puis c'temps toujours gris, j'te paris qu'quand j's'rais à l'hôspital, y f'ra beau !

Son djean ferme sur son gros ventre avec des ficelles, elle fume cigarette sur cigarette : pas jojo la Suzanne. Ce matin, trois copains de Lynda se sont foutus d'elle, elle a pas su quoi leur répondre, elle avait envie de pleurer.  - Faut pas leur en vouloir, dit Lynda en riant, ils avaient fumé et pris de l'acide, ils étaient stones au coton !

Il y a trois jours, elle a fait une marmite de spaghettis à la tomate. Elle en a assez d'les voir !             Pourquoit'en a tant fait ?  - Oh ! comme ça y'en a pour longtemps

Ma Francine est révoltée. Finalement elle abandonne son gosse, elle attend la naissance comme une délivrance après : bon débarras...

En pensant à ce qu'on avait vu au Mexique, on s'est vraiment demandé si cette indifférence était due à une dégénérescence... Où, là-bas, une mère, aussi pauvre soit-elle n'abandonne pas son enfant, elle mendie avec lui, elle l'aime.

La concierge est toute contente de nous retrouver : - Y'a d'la malle pour vous. C'est une lettre du syndicat des musiciens de Montréal, on a une amende de 30 dollars parce qu'on a cassé une grève au York Hôtel et qu'on a joué dans des cabarets et des sur la liste noire. - Merde, font chier ! Il est temps qu'on se tire d'ici !

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Pour mon anniversaire, ce fut une réussite, tous les copains "artistes" étaient là…

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 Autour d'André Beaune...d'Air Canada qui viendra plus tard nous faire un coucou à Tokyo ! La plupart des invités travaillaient, jouaient ou chantaient au St Vincent chez la mère Martin.


Avec nos deux voyages payés jusqu'à Hong-Kong, un champ à Pontaubert et 800 dollars en traveller-chèques, on repart vers de nouvelles aventures, gonflés à bloc ! 

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Pour le grand départ. Les plus intimes sont venus nous accompagner à la transcanadien, devant nos 200 kg de bagages, on a échangé des regards tout chauds, même des larmes il faut l'avouer.


Suite dans la page :

Ouest-Canada puis Californie

 

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