Au Québec du 7/69 au 9/70

Dans la "Belle Province" :

Le Québec

 

Journal de bord de Francine

Le 11 juillet 69 . Le bus est reparti sans nous, il doit être maintenant à Montréal, c'est long, le ventre vide : ça gargouille avec aigreur...

Une heure plus tard Guy Latraverse nous rappelle : "Ça va s'arranger, j'ai contacté les bureaux de l'immigration de Montréal et je me suis porté garant, ils vont téléphoner à la frontière".

A 5 h, on grimpe dans le bus "Greyhound" et puis, vers 6 h, on entre dans Montréal par un pont immense aux nombreuses arches jetées sur le Saint-Laurent. Le pont Champlain, nous précise notre voisin.

La première chose qui nous frappe, comme un sourire et regain de vie, sont les jolies filles. Aux USA, on avait oublié. De longues belles jambes bronzées, des jupes extra-mini, allures relaxes, souriantes.  Il fait très chaud, Philou s'ébroue : "Je suis sûr que ça va me plaire ici".

Au snack, j'ai soif. " Quel breuvage désirez-vous, une liqueur ? - Non, non, pas d'alcool... - D'où c'est-y qu'vous v'nez vous, vous autres ? - De France. - Français d'France ? j'suis pas ben surprise... Johnny, envoie don une "seven up" chus toute énarvée, move là, avec toute ces étrangers... "comprennent tout d'croche…"


Montréal : Les productions "Spex Ltée"

Dans les couloirs étroits, la porte poussée, des bureaux séparés par des boxes de contreplaqué tapissés d'affiches : Marie Laforêt, Charles Aznavour, Charlebois, Ferland.

Rien que des jeunes, des jolies filles, des belles jambes, des cheveux longs, on sent tout de suite le milieu, on se demande comment on a pu y entrer aussi facilement.

Guy Latraverse nous reçoit très aimablement, simple, bien que l'air un peu froid derrière ses grosses lunettes, mais ses cheveux longs, sa jeunesse, sa tenue de minet tiré à 4 épingles nous rassure.

Une leçon de simplicité, le Johnny Stark québécois, 27 ans, qui te file son téléphone, te fournit un contrat bidon pour te laisser entrer. Tranquille dans un bureau modeste où la porte est grande ouverte, on n'en revient pas.

Tout à l'heure, deux hippisants ont poussé la porte : "On voudrait parler à Guy... - Qu'est-ce que vous lui voulez à Guy ? -Tu peux t'y m'dire où qu'c'est qu'est Charlebois ? Où qui reste ?"

On leur a donné l'adresse et le téléphone. Guy s'adresse à nous : " Pour le week-end ne vous inquiétez pas je vous emmène dans ma maison de campagne de St Hilaire à 20 miles d'ici."

Pas bavard mais efficace, il nous montre notre chambre : courtine bleutées, abat-jour pervenches et dessus de lit violine, un rêve de plumes et de confort. Les salles de bain sont personnelles, union subtile; tapis-serviettes - papier à cul...

- "Louise ma femme...". Silhouette ondoyante moulée dans un pantalon de cuir fauve, torse onctueux dans un teeshirt crocheté, merveilleusement ocrée, de retour d'Italie. "Chu' don' tannée d't'attendre, Guy, c'est pu des maudites farces..." - Philou, tu as tord de sourire, toi aussi t'as un accent, un argot, et celui de Malakoff a de quoi dérouter plus d'un Québécois".


Lundi, plus personne, les Latraverse sont repartis dans leur DS, nous laissant le chalet des amis : "Ne vous inquiétez pas", nous a redit Guy en partant. Ça veut tout dire. On se met aussi sec au répertoire. " Y'a du boulot Francinette, un nouveau répertoire à monter ".

On nous a confirmé que les vieilles chansons françaises accrochaient. Philou est plongé dans les arrangements. "Elle file" (16e siècle, musique et paroles anonymes), "Sakura", du folklore japonais. On est débordés, 4 h par jour, bouchées doubles, une trempette dans la piscine, un set de badmington, grimpette dans les cerisiers, cueillette des pissenlits dans le gazon, petits oignons nouveaux.


Paumés à la campagne...

19 juillet. Latraverse est à Paris et nous en pleine campagne à 30 km de Montréal, une ville gigantesque. Il nous reste 80 dollars... Alors ? D'abord, fini les steaks de l'épicier, ensuite on va aller voir cette Clairette dont on nous a tant parlé à Acapulco... La grande sœur qui a joué avec Raimu et Fernandel dans "La fille du puisatier"...

Sous le soleil de 4h, au bord de la petite route, on attend la voiture pour nous mener sur l'autoroute de Montréal.

" Vous aimez don' ça faire du pouce ? - du pouce, on est bien obligés, y'a pas d'bus.- C'est correct ço mais quand on reste dans un beau chalet comme vous aut's, calice! dit moué pas qu'vous avez pas d'char...

- C'est pas chez nous, c'est chez Guy Latraverse, l'imprésario qui... - Ben maudit ! j'le connais c'gars là, y est'y assez fameux dans l'bout ... pis, y doit faire d'la grosse argeint" .


Le stop...

20 juillet : Pour le stop aujourd'hui ça a pas été de la tarte : une heure et demie à poireauter en plein soleil. Une grosse voiture ralentit, j'avais bien vu qu'ils avaient des sales gueules, les 3 mecs. Au pas, ils nous lancent : "Alors on fait du pouce les p'tis jeunes ..."

On va répondre quand le plus gros nous crache dessus et la voiture crisse et dérape en repartant à toute allure au milieu des rires gras. "Bande de cons, fascistes", hurle Philou, mais la stupeur est si grande que tous les jurons sont plats ; on en perd le souffle et Philou reprend plus bas des considérations apocalyptiques sur la société américaine, le racisme anti-jeune, le fascisme des Texans...

On en aurait sans doute eu pour une bonne heure à gesticuler sur le talus avant de nous calmer, mais une voiture s'est arrêtée, qui a l'air de nous attendre.

" Où c'est-y qu'vous allez vous autres ? " Pas moyen d'être tranquilles, il nous interroge trop celui-là, il veut tout savoir, combien on gagne, si on est venu faire d'la piast' comme tous les Français d'ici...

" Enfin, faut les voir ces producteurs de télé... à "Radio Canada" ... - Mais c'est à Montréal "Au Patriote" que... - Je vous laisse à 2 milles du pont... m'en va chez nous astheur.


Visite des "Boîtes à chansons"

Le pont, mais c'est immense le Saint-Laurent, ah ! notre petite Seine à côté ! et puis après, c'est pas fini, il faut remonter dans l'Ouest. Heureusement qu'on a de bonnes godasses, ça, pour visiter, on visite ! ça nous rappelle New York quand on a débarqué.

Enfin on va dans des chiottes se rafraîchir; c'est conditionné. Philou commence à sentir le bouc, c'est pas très commercial. " Peigne toi au moins, merde,tu vas lui faire peur...- Et toi vise ton coup de soleil ! "

Devant " Le Patriote", on s'informe. Blaise et Percival sont en vacances, tous les deux. Un peu plus haut, on entre dans la Boîte à Chansons "Chez Clairette" : "Mes enfants c'est la plus mauvaise saison ! "


Le Vieux Montréal.

Une belle décapotable bleue freine au feu rouge. Un tout brun tout sourire nous entrouvre la portière : "Ben montez , je m'appelle Jean-Guy" On ne peut que se laisser aller à la gentillesse. Il veut nous montrer Montréal. Il nous dit aimer la France, ce qui, on commence à le sentir, n'est pas très courant.

Il a voyagé un peu partout en Europe quand il était étudiant, tout en stop. On comprend mieux. Des grands hôtels ? Mais bien sûr qu'il y en a ! On traverse la place Ville Marie, la place Bonaventure, l'hôtel Bonaventure, l'hôtel Champlain avec ses petites fenêtres en arc de cercle, le Queen Elisabeth.

Le Mexique nous a dissuadé de se présenter au manager avec un album de photos, un besoin urgent de travail et un baratin embrouillé.

"Vous ne connaissez pas le Vieux-Montréal ? on y va ! vous allez voir, ça va vous plaire, je suis sûr que vous allez être chanceux, on aime la chanson au Québec, faites-vous-en pas, allez, vous aurez pas d'misère, j'ai un bon tchome (copain) dans les Laurentides, y est propriétaire dans un hôtel, je vas lui parler d'vous aut' moué."

  La voiture s'arrête dans une petite ruelle sombre bordée d'un côté de vieilles petites maisons inattendues, flanquées de l'autre d'entrepôts lugubres : rue Saint-Paul. Jean-Guy, timide et spontané, semble s'excuser devant nos mines éberluées et nous voilà sur la place de l'hôtel de ville.

 C'est pas vrai ! Après le béton, le bois, le préfabriqué de la rationnelle et déprimante Amérique, on redécouvre avec émotion qu'il existe dans la partie basse de Montréal, des vieilles pierres. L'hôtel de ville illuminé parade en haut de la place qui descend par deux allées pavées.

Au centre, un kiosque de fleurs pimpantes et des bancs, oui des vrais bancs en fer forgé et bois peint en vert sur lesquels se prélassent des jeunes gratouilleurs de guitare, des nymphes en cheveux et des individus authentiquement clochards de leur état.

L'hôtel de ville, une parfaite préfecture de ville de province, fenêtres à petits carreaux à la française, escalier de pierres imposant.


Vive le québec libre !

"C'est là que De Gaulle a dit son  "Vive le Québec libre", y'avait-t'y du monde en masse et maudit ! qu'on s'y attendait pas… les Anglais l'ont mal pris, z'ont été obligés d'annuler son voyage en Ontario.

Et les Québécois, qu'est-ce qu'ils ont dit ? - Ben, les séparatistes lo, ça les a réveillés, ça été comme qui dirait un détonateur, mais le monde y a pensé : " Qui s'mêlait ben des affaires qu'étaient pas les siennes"… Quand même, on a eu ben du fun c'jour lo !


Le sous-bassement : la misère.

On prend la rue Saint-Hubert sur la droite, ruisselants, les mains poissent, j'ai peur d'abîmer les chemises sur un cintre, les pantalons sur les bras. Chambres à louer, "to rent" ça ne manque pas en effet, on visite, moquette râpée, murs exigus, TV, combien ? C'est trop cher.

On ressort dans le soleil qui nous plaque sur le mur, sonnette après sonnette, des concierges grimaçantes, des sourires aussi. La plus belle est une petite vieille, mégot et bermuda flottant sur des cuisses maigres tremblotantes de blancheur vergeturée, les pieds sertis dans des tennis et socquettes retournées deux fois.

Un sous-bassement, la porte grillagée poussée, une odeur âcre de vieux murs en pourriture, de poussière et de chiottes, à droite, c'est là : une pièce assez grande, un lit de fer avec son matelas, un évier, une table en formica avec deux chaises assorties, il faut allumer la lumière car il n'y a que le vasistas tout en haut qui donne sur le trottoir.

Elle insiste avec emphase sur la penderie très grande qui a une lumière à l'intérieur : 20 dollars pour la semaine, il y a, chose indispensable, la possibilité de se faire téléphoner chez la concierge, pour les rendez-vous et auditions éventuelles.

On en peut plus, il fait trop chaud. "D'accord" . Elle nous donne une clé, nous fait visiter le cagibi-toilette, salle de bain commune dégoulinante d'humidité et de moisissure avec la ferme recommandation de nettoyer après chaque usage. " Mes chambreurs sont là depuis 10 ans." Quelle référence ! un couple adipeux entr'aperçu dans la pénombre a eu le temps de nous crier : "Oubliez pas d'barrer la porte par exemple !"


Francine déprime...

25 juillet. On la ferme, la porte, et la nôtre aussi ; je suspends mon cintre et m'assoie sur le lit, le reçu de la semaine payable à l'avance déjà noirci dans mes mains poisseuses, la pénombre est lourde, suffocante, oppressante, tout est laideur graisseuse, les camions au-dessus font trembler les murs, un vacarme !

 Philou a déjà ouvert la valise et suspend les fringues. Des pieds, des jambes viennent troubler la lumière triste du vasistas, le lit grince ; les carreaux, ah! les carreaux de l'évier, c'est bête, y'avait pourtant pas de quoi mais une immense détresse m'a contracté la gorge, un immense dégoût, une solitude d'enfant perdu dans une gare et je me suis mise à pleurer comme une môme inconsolable ; ce jour-là, j'ai senti le fond de la misère humaine, cette misère dont plus tard nous ne trouverons jamais d'équivalent en Asie, même parmi les populations les plus démunies.

Philou accourt, ne sachant plus où donner du réconfort devant mon désespoir absolu, quand j'ai eu reniflé, quand les spasmes se sont espacés, il a rigolé : "Mais qu'est-ce que t'as ?, j't'ais jamais vu pleurer ; faut pas en faire un fromage, ça arrive ça… Ah ! ces p'tites nénettes jamais sortie de Chaville, ça en a jamais bavé et ça veut faire le tour du monde... Ecoute, pleure plus, je suis malheureux aussi moi, je ne sais pas quoi faire, allez mouche toi, on va pas rester là, c'est rien que des murs, allez viens on va faire un tour, le soir tombe, il va faire plus frais dans les rues, on va faire un tour dans le Vieux Montréal ! Allez viens...


Le lendemain...

La tension a monté terriblement aujourd'hui, avec mauvaise foi, hargne, on s'est insulté avec ardeur. Traitée de petite bourgeoise, je suis devenue mauvaise, c'était trop vrai. J'ai dit que j'en avais marre de manger des patates bouillies, grillées ou en purée, il m'a reproché mes cigarettes, facile, il ne fume pas, enfin des conneries.

Il est sorti et dans le crépuscule de la chambre, la solitude est tombée sur moi, les odeurs acres. Je suis là depuis une heure, abrutie sur le lit, c'est terrible ce silence, ces pas derrière le vasistas, des pieds, rien que des pieds... Je vais prendre un bain, non c'est trop dégueulasse. Deux heures dans la piaule, une, deux, trois cigarettes, j'en tire une autre, je me sens vulnérable, les nerfs à vif.

Un pas tranquille, un raclement de gorge familier, mon cœur bondit, ce qu'on peut être con !

"Alors ça va mieux ?... j'ai trouvé quelques chose, une audition dans 8 jours...- Où ça ?.." J'en baille d'admiration !  " Qu'est-ce que tu crois ? c'est pas à faire la gueule sur le lit que ça va te tomber dessus non ?... : chez la mère Martin... -Tu l'as vue ? - Non, elle était au lit, un gamin, son neveu lui a porté notre prospectus, paraît qu'elle veut nous voir, nous entendre dimanche. - J'aurais mieux aimé demain. -Toujours aimable... - Tu m'emmène, j'ai envie de sortir. - Ah ! ces nénettes !


Notre mansarde dans le Vieux Montréal

28 juillet 69 : En flanant dans le vieux Montréal, on s'est trouvé une petite mansarde rue Notre Dame, un chouette petit nid. -M'en fou si la peinture est violette mais on respire ici, on domine, vue sur mes toits goudronnés, petite terrasse pour grailler en plein air, cuisine commune avec les autres locataires, petit placart particulier.

- Ben y'a l'pouêle, frigida'aire, set de cuisine, des chaudrons,  icite : les vidames. (poubelles). Elle a l'air tout intentionnée cette concierge, pas comme les autres, on a croisé plusieurs jeunes dans l'escalier. Quatorze dollars seulement, OK ? . - A partir de dimanche parcequ'on a déjà payé notre chambre.    -Correct ço bonjour !


A deux pas : au "St Vincent"

1er Août 69 : Journée bouillante, le thermomètre marque 100° Farenheit.

D'abord le déménagement, fringues entassées dans la valise qui ne ferme plus, ensuite, installer le matériel chez la Mère Martin, on ne passe que le soir, mais mieux vaut tout installer aux heures calmes.

Quand elle nous voit débarquer à 5 h, elle lance, un poing sur la hanche, l'autre tenant un verre (du whisky sec à dit Tex Lecor! ) : " Pourquoi qu'c'est c'te patente lo ?..Françoué, vein t'en vouère par icite lo." 

François arrive, souriant, elle lui montre nos 150 kg. "As-tu vu des affaires de mè-ime toué lo ?

- Ben just'ment, mad'selle Martin, c'est des amplificateurs, pis des speakers... - Entika, on verra ben à souère... Jeanne d'Arc donne moué don' un p'tit whisky lo." C'est pas une femme, c'est une matrone. Grande, des seins énormes sur une longue robe jusqu'aux pieds... Les cheveux maigres relevés en un chignon vieillot et des yeux bleus clairs, rapides, expressifs, prompt à la colère ou à la rigolade.

Une autorité sans conteste à lever le verre et à engueuler son monde. tout celà avec un air douteux, des aisselles poilues et des mains fumantes d'eau de vaisselle. Elle s'éloigne en marmonnant, boitillant sur un pied bandé. - Qu'est-ce qu'elle à ? François se contente de sourire.

Arrive Guy, alerte, un serveur français se fait complice : - Faut pas vous en faire, elle a voulu monter chez elle l'autre soir mais le monte-charge était en panne, les petits neveux avaient oublié de fermer le taquet de l'intérieur. Elle a plongé dans la cave, mais elle était tellement saoule qu'elle s'est endormie en bas, n'empêche qu'elle a la peau dure ! Elle dit qu'elle a glissé dans l'escalier...

Alors vous passez ce soir ? Tant mieux ça va changer la rangaine, parce que nous, les serveurs, on commence à être un peu fatigués des mêmes rangaines, c'est pas pour critiquer, mais faut se mettre à notre place.

A 8 heures,  le "Saint-Vincent" est plein à craquer, un portier rose et blond place ses gens…" n'oubliez pas le pourboire"… Autour des petites tables en bois recouvertes de nappes à carreaux rouges et blancs, la bière, le cidre circulent, se renversent se remplissent, les serveurs courent, une armée d'étudiants qui hurlent des ordres au comptoir ; dehors, la foule se presse.

C'est un ancien garage avec deux petites murettes couvertes de verdure : au milieu, la porte et, au plafond, les portes coulissantes qui doivent se baisser à la fermeture. A l'opposé de l'entrée, le comptoir où les bières se décapsulent à une allure folle ; au milieu, la porte de la plonge et, à droite, la fameuse  porte  du monte-charge.

De la cuisine s'élèvent des hurlements : les commandes et les serveurs courent pour gagner une autre salle, à manger celle-là, à peine plus calme. Musique continue dans les deux salles. Sur les tables, les manchons des bougies illuminent des visages endiablés, tout le monde reprend en chœur et accompagne à l'aide de 2 cuillères dos à dos, ça rebondit entre les rires et les jurons. Y'en a des bons et des merdiques au-dessus du brouhaha, des appels, des hurlements.

François mène la danse avec sa guitare, des rigodons, des "reels", du folklore québécois, "Ça, ça swingue.. ça fait pas semblant", dit Philou ; en tout cas y'a une sacrée ambiance.

Des couples se forment pour danser la gigue, bousculent des chaises, les jupes balaient les visages tantôt hilares, tantôt furieux et la Mère Martin, un verre à la main, encourage les danseurs frénétiques, avec un punch inattendu ; elle n'y tient plus, attrape au passage un client abasourdi, le presse sur ses gros seins et avec des mines de jeune fille et une grâce presque légère, esquisse quelques pas, accentués par les hurlements des clients, pour laisser retomber sa proie, essoufflée. Son pied la ramène à elle, mais elle continue à frapper dans ses mains en rejetant en arrière un collier de perles qui visiblement l'agace.


C'est à nous..

On a du mal à se frayer un passage pour monter sur l'estrade exiguë où les clients trop nombreux s'assoient.  On attaque par Hugues Auffray : "L'épervier il faut le dire... est petit, mais bien voleur".

On s'agrippe aux instruments, vissés aux micros, le regard un peu au-dessus des têtes et du vacarme soudain affaibli, surtout loin de l'œil bleu de la Mère Martin qui passe la tête par la porte de la cuisine  "Epervier piu piu !  Epervier pao pao! " Et, se produit ce qu'on a jamais connu, mais si mais si !

Le garage éclate en hurlements, les passants dans la rue, massés derrière les jardinières de géraniums, lèvent les mains, des cris, des sifflets ; une autre ! une autre...! Détendus, piqués d'orgueil, on repart. Ils ne nous lachent pas : 45 mn sans débander, 45 mn et on s'arrête, saoulés...de joie, défoulés, désénervés, abasourdis, on se laisse choir sur les chaises de fer.

1 st vincent garage

François prend la suite avec un rigodon de Gilles Vigneault et les cuillères de repartir dans la fumée, la bière, les nappes imbibées de mousse et les hourras alcoolisés.

La Mère Martin frétille : - Pas pire pour des Frinçais, envoille don' ! - Y m'plaisent ben ces p'tits lo, y,m'plaisent moué, ça swingue à souère, Guy amène leur don' des bièarres, grouille toué lo ! le sèm'di pis l'dimanche, 50 piasses, c'est correct ? ça a t'y du bon sens ?" 

On n'aime pas trop la bière, mais 50 dollars, par semaine on l'embrasserait… Pressés autour de la table, p't'ête quinze à la douzaine, poussez pas, épaules en quinconce, "tasse toué lo ! " cuillères en main, clic-clac cliquettent, verres dans le gosier glou glou, glap hic ! bouteilles vides, drink ba da boum crac !


La mère Martin exulte : - Pryssil ! Tout' la criss' de guing' qui s'amène… l'est bonne celle lo, en vouèllée une bonne pitonne, swingue la madelon, crissez pas l'pourbouére, t'es bon Françoué, parle plus fort, j't'entends pas mon gars, maudit qu'c'la est bonne, ah ! ch'peux pus, j'crois qu'j'ai trop bu j'peux pus... 

Danseurs du st vincenteUn violoniste amateur, forestier de son métier, joue des rigodons. Francoué le chanteur l'accompagne.


Francine et son répertoire...?

Chanter devant le public du St Vincent la chanson "Elle file" et "Le Roi Renaud" comportait des risques... On a entendu : "Hey tu n'chantes la messe loo...! " Pourtant, un soir, un type, les larmes aux yeux s'est planté devant nous : " Vous me rappelez mon pays… D'où tu viens? - De Pologne… Philou en était tout ému...

Un autre soir, dans un charleston chanté en anglais : "Ain't she sweet ?", on s'est vu traités "D'maudits inglais". Sans l'intervention de la Mère Martin, cette provocation des indépendantistes aurait pu mal tourner...

Cinquante piast's par week-end, sauvés, de quoi bouffer et payer la piaule...Dans la chaleur de la nuit, on regagne notre mansarde de la rue Notre-dame, à deux pas, notre nid...


2 Août 69. Bon anniversaire Philou, tu m'en voudra pas mais tout ce que je peux t'offrir, c'est un gros bisou, un grand Lamour et une glasse à la pistache... Notre cuisine donne sur une terrasse, ça nous a séduit tout de suite, une petite terrasse branlante, 3 mêtres carrés aggrippés sur un toit, la salle de bain commune et notre mansarde donne sur un escalier de ferraille rouillée qui descent sur la terrasse, puis, plus bas, chez les concierges et ainsi de suite, ça nous rappelle New-York, là-bas, tous ces escaliers de ferraille sont à bascule avec contrepoids et tout l'bastringue, ça dégringole jusqu'en bas, à cause du feu, paraît-il.


Scène de rue...

- Dis t'as une cigarette ? La sacoche bourrée de journaux, la voix rauque et criarde, le gamin se plante sur le trottoir - Tu fumes toi à ton âge? - Ben vein don' pas m'niaiser lo, j'ai ben l'âge de travailler, pis d'l'ouvrage, j'en ai en masse, même que j'en ai pas mal trop.

-Tiens en voilà deux.-ça fait ben mon affaire, j'm'en vais en garder une pour mon p'tit frère - Quel âge qu'il a ton p'tit frère? -7ans un quart, pis y'est pas nono à part de d'ça !


Au St Vincent : ça part vite...

L'incident à démarré avec "Those were the days" ("Le temps des fleurs"). Au Mexique, on avait pris l'habitude de chanter le premier couplet en français, le second en anglais et le troisième en espagnol.

On attaque. Un jeune avec un coup dans l'nez crie : " Pouvez pas chanter ça en russe non ?" c't'une chanson russe tabérouette, c'est pas du français".

 André Beaune "Français d'France et technicien à Air Canada", dans le fond, l'observateur, le curieux qui aime bien mettre de l'huile sur le feu pour voir comment ça brûle, de loin annonce : "Couplet séparatiste" ... La vache, il sait que l'on va chanter le prochain couplet en anglais. ça ne manque pas, c'est de la provocation. "A Montréal, ils resteront où ils sont...; pour avoir une position, il faut parler anglais..."

Le type se lève, frémissant : "Les vrais québécois, dehors!" . Mouvement de foule. il y a beaucoup de séparatistes au St Vincent, presque tous d'ailleurs, du moins de cœur si l'on exclut les femmes mariées venues s'encanailler dans le Vieux Montréal et qui draguent sec une fois qu'elles ont bu. "T'as raison mon gars," vive le Québec libre! "

Les cris s'élèvent mais presque personnes ne bouge. Le mec est furieux, il saisit une chaise et la fracasse sur la table. Le père Goin, les yeux exorbité avec fermeté, le repousse vers la porte. Avant de disparaître, il a le temps de lancer : "Vous s'toner pas si vous avez une bombe, s'crament !"

La bagarre est évitée, c'est pas toujours le cas, la bière alourdit et la bière, c'est la boisson nationale, le sang du québécois. On boit sans gaieté, pour oublier, le plus vite possible. "Plus tu bois, plus t'es un homme". L'estomac hypertrophié repose sur la ceinture, un oubli mauvais, agressif... mais ici il y a six mois de neige, du chômage. La boutade amère du Québecois : "icite, ya deux saisons : l'hivare et l'mois d'juillet".


Au Conservatoire de Montréal.

Cet après midi nous sommes allés passer le concours d'entrée au conservatoire de chant. 20 minutes d'attente puis une aimable demoiselle nous a conduit devant notre porte. A côté : sont les examens de bassons, clarinette et hautbois. Derrière notre porte, s'élève une voix d'opéra saisissante, ça nous impressionne, quel effet on va faire après ça...

Une jeune fille "comme il faut"  sort , ses partitions sous le bras, l'air épuisé qui suit les grands moments.

A nous. Deux dames soignées, d'un certain âge, nous accueille avec un sourire. " Nom, profession...âge : comment 35 ans ? mais vous êtes trop vieux et d'abord une personne à la fois... "Mais on chante ensemble ! - C'est un examen cher monsieur pas un spectacle... - Impossible, c'est un duo. -Je comprends bien, mais nous devons écouter les voix séparément... quelle œuvre avez vous choisie ? -Voilà, j'ai fait un arrangement sur "Céline" de Hugues Aufray...

Le professeur regarde Philou, elle à l'air interloqué, Philou continue son baratin, il en est fier le père Philou de ses arrangements, il continue  : - Oui, vous avez les 4 portées : en haut, la 1ière voix, celle de Francine, ensuite la mienne en contrepoint, puis la partie de guitare jouée par Francine et enfin ma partie de basse.

En moins de 20s de lecture, elle a "entendu" l'arrangement. -Ravissant mais qu'est-ce que vous êtes venu faire ici ? -Apprendre à mieux chanter, certaines notes prolongées m'étourdissent et puis depuis le temps que je rêve de faire de l'harmonie... - Mais vous chantez déjà ? -Oui tous les soirs au Saint Vincent".

Le professeur à l'air embarrassé... " Il faut que vous sachiez une chose : si vous faite la classe de chant bien que vu votre âge il vous faudra une dispense, bref, si vous décidez d'y entrer, il vous faudra  vous arrêter de chanter pendant 1 ou 2 ans...

Je suis désolée de vous apprendre cela. Ici, on n'améliore pas une voix, on vous en construit une autre si vous préférez, et celle que vous aurez ne vous satisfera peut-être pas pour faire de la variété... Je pense que ce que vous avez plutôt besoin, c'est d'un bon professeur de yoga...

- ??? - Oui le travail de la voix ne peut se faire en parallèle avec une activité naturelle de celle-ci. Voici une très bonne adresse.

Depuis des mois et avec tout le sérieux qu'un conservatoire impose, on envisageait d'y aller prendre des cours. En 5 mn, on s'en trouva à la porte, un papier à la main et les rêves au panier.


Au St Vincent ça craque...

21 septembre 69 : On vient demander de l'augmentation à la mère Martin. Pour début septembre, elle avait promis 200 dollars pour les 6 jours de la semaine, ça tarde. Philou essaie de prendre la parole…

- "Ben qu'est-ce tu veux toué lo, qu'est-ce t'as ?

- Vous comprenez... on est payés comme un seul chanteur... - J'te comprends pas moué, 'coute don' là : c'est t'y qu'tu veux être un grand comme Aznavour ?

-Ça n'a rien à voir... - C'est t'y qu'tu veux faire d'la piasse ? -Bof ! - C'est t'y qu't'es pas heureux avec ta femme ? - Si. - Ben dis moué, qu'est'ce tu veux d'plus, p'tit gars ? - 50 piastes par semaines.

- Coute ben, cher, la patronne c'est moué, j'ai eu des gros frais, une enregistreuse, pis une grosse horloge, qu'c'est une antique, pi, un chauffage pour que vous ayez ben chauds mes p'tits lo, pis toute la patente, pis vins pas m'écœurer ass t'heure, tu penses qu'a toué Philou, Philou t'es pas humain, ch'te l'dis moué t'es pas humain... moué, j'vous ai senti, comprends-tu ça p'tit gars ? Quand j'vous ai vu arriver moué, vous m'avez fait pitié, j'ai fait toute à c'que j'ai pu, moué, j'vous au senti, comprends tu ça p'tit gars ?

Inutile d'insister. Presse tant qu'il y a du jus... Le "Saint-Vincent" c'est beau, mais c'est tous des amateurs, pas qu'ils soient pas bons, loin de là, mais ils ont tous un job en dehors... alors, ils font les 4 volontés de la vieille. Nous on commence à avoir envie de sortir de Montréal, de voyager dans la province.


Francine : "Question répètes, on vient de mettre au point "Gosse de Paris" et "Je chante" de Trenet. Philou travaille sur "Les feuilles mortes". On aimerait faire un travail plus personnel.

Philou a décidé de m'initier à la musique brésilienne. Guitare autour du cou, il me fait marcher autour de la pièce en écrasant bien chaque pas, un deux, un deux, le métronome c'était pas suffisant maintenant : "Faut que le rythme vienne de l'intérieur de toi, tes 2 jambes suffisent", un deux, un deux, 8 jours ça a duré !

Quinze années plus tard, j'utiliserai ce procédé qui deviendra la    

"Pédagogie Ecole qui swingue" !!!

 


Un disque plein d'espoir !

26 octobre 69. : Un agents du showbiz veut nous faire "pogner un Hit". Pendant tout l'hiver, il nous place chaque semaine dans un "club" différent de la Belle Province , c'est à dire jusqu'au 20 juin 70 !

Les tarifs offerts pour les villes minières du nord, à 1500 km de Montréal : Chibougamau , Chicoutimi, Val-d'Or... vont jusqu'à 400 dollars la semaine nourris /logés pour 2 shows d'une demi-heure par soir.

Pour nous, c'est tous les soirs une épreuve : il n'y a que des mecs gavés de bières. Il faut tenir... La caisse à sous bien pleine va nous permettre d'aller en Asie. (pour Philou d'y retourner...).

Le train transcanadien nous amènera à Vancouver dans l'ouest du Canada. Quand au disque  "Les plus belles chansons osées" (sic), on saura plus tard qu'il avait été lancé pour augmenter la valeur de la firme Nolès laquelle se déclarera en faillite peu de temps après, nous ne verrons jamais les disques sur le marché!

69 11 article conquete du quebec

Lp quebec 2Verso du LP

Extrait du LP-qui-ne-sait-jamais-vendu !  : Elle file (chant anonyme du 16e)   et Julie ( Francis Blanche et Datin Vidalin)


Au "Patriote"

28 octobre 69 : Percival (l'un des 2 patrons) :" Et maintenant, amis du "Patriote", je dois vous faire un aveu. Ben, cette semaine en Ire partie, je l'avoue, je vous présente deux maudits français :  le "Duo  Francine et Philou ".

Bien que chaque geste ait été médité, monter sur la scène, brancher les fils sur les amplis et se trouver dans le silence vers l'unique micro  (sur le conseil de Blais, plus visuel a t'il dit, ça représente quelque chose.) Je susurre mon p'tit baratin très court et c'est parti. Applaudissements mitigés, c'est loin du triomphe au "Saint-Vincent" 3 mois plus tôt. Philou trouve que c'est pas mal pour la première fois, les gens attendent Tex, le grand Tex Lecor. Rideau !

Lorsque Tex apparaît, les spectateurs ont déjà la bouche ouverte, ayant recalé leur derrière sur les bancs d'église. Il est chié Tex, costaud bedonnant, entouré de bons musiciens : le bassiste défoncé, le guitariste Rémi, rigolard, une bonne équipe qui chante, tous des copains de longue date.

A la fin, il nous paie un pot . " Hostie, ça va pas pantoute vot' affaire ! pis toué Francine mon p'tit ange, oublie tes pantalons, t'es au Québec icitte, tiens p'tit frère tire toué une bûche qu'on jase" .

Philou s'assoie. Rémi renchérit : il fait des études d'harmonies. : " Trop compliqué, ben trop fin, ça leur passe au-dessus du crâne, faut qu'ça grouille icitte…  "Les clubs", ajoute Tex, " sacrement, c'est les clubs qui faut faire.

Les "Boîtes à chansons" c'est quasiment fini, ça paie pas. Pis du commercial, ça s'peu pas qu'vous ayiez pas compris ça, on est au Québec icitte-là et pis des mini-jupes, des mini-jupes ! "

 


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Suite de la découverte du Québec

 

"Faire d'la piaste

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